lundi 23 avril 2007

Le Lecteur de Sherlock Holmes. Première Partie. Chapitre III. L'enfant et les sons.

Le garçon est devant son pupitre. Il écoute. Il écrit. C'est un enfant qui a le goût des sons, qui a le don des bruits. La nature, la ville, la maison, d'abord, il les entend. Puis sur son cahier, il note ce qui lui importe dans ce qu'il a perçu. Une habitude qu'il a, de fixer dans les mots, ce que le monde donne par son chant souvent fragile, fugace ou ordinaire. Cet enfant se méfie de la banalité. Les constantes du lieu où il vit, s'il n'y prêtait attention, le garçon pourrait craindre de ne pas les remarquer. Il a un exemple en tête. Son ami, l'autre jour, ne lui a-t-il pas décrit avec passion et minutie le plateau de Guizeh et l'aménagement interne de Chéops, la grande pyramide d'Égypte ?
A la simple question de savoir d'où vient le vent qui très régulièrement balaie la province où ils sont nés et où ils vivent tous deux, vent froid, humide et fort, qui enrhume si souvent son camarade "M D", ce dernier est resté sans mots, sans voix, sans réponse.

C'est pourquoi l'enfant se concentre sur la géométrie souple du sonore dont les lignes changeantes met ce qui l'entoure en position d'être révélé. Et il le note.

[...] Une force s'exerce sur les fenêtres.
Les carreaux tremblent. Le cadre craque. Certes, le vent les fait vibrer. Mais il n'est pas suffisant de dire que c'est le vent. Cela est trop général. D'abord, il vient de l'Ouest. A cette saison, c'est le souffle constant de la marée montante. Depuis la baie, à quarante kilomètres, il suit l'estuaire, s'engouffre dans la vallée, remonte le cours de la rivière et apporte l'humeur maritime à l'arrière-pays. Issu de la rotation de la terre et de l'évaporation dans l'atmosphère des eaux lointaines de l'Atlantique, de la Mer du Nord et de la Manche, c'est ce vent-là, profond respire de l'immensité océanique, qui fait grincer les vitres du salon. [...]

Le garçon a la passion de comprendre, ce qui l'entoure, ce qui sollicite immédiatement les sens. Un chasseur aux aguets, dans la forêt d'autrefois, n'aurait pas été plus attentif.

Dans cette pièce ou à l'orée des grands arbres, aujourd'hui comme il y a cent siècles, qu'importe ! Celui qui écoute, écoute nécessairement, chaque son, à fond.
[...]
Choisit-on d'entendre ?
Non. Caractère acquis. Immergées dans la masse aérienne, les oreilles espionnent les hautes sphères. Leur impénitente curiosité les fait s'épanouir. Elles grandissent, grossissent invisiblement, jusqu'à saisir le bord frangé du silence.
[...]
Regardez les oreilles. Chacune d'elles est adorable. Est un centre d'adoration. Pourquoi aller au Temple ou à l'Église quand on a de telles merveilles ?
[...]
L'organe est si petit eu égard à sa fonction. La droite et la gauche sont différemment orientées, diversement positionnées dans l'espace vibrant. Viseraient-elles à établir, l'une avec l'autre, une union acoustique ? Ambitionneraient-elles une science du son ? J'espère que cette connaissance poussera l'art de l'écoute jusqu'à l'amour total...


Il continue d'écrire. Sans tourner le regard, par le coin des yeux, il saisit le vol rapide d'un grand oiseau blanc. L'animal passe devant les fenêtres, traverse la rue dans toute sa longueur. Aussitôt le garçon s'émeut de la présence du volatile.
[...]
Le bruissement d'ailes et le sifflement des cris sont ceux du goéland. A qui s'adressent-ils ? L'oiseau a quitté la pleine mer, a suivi le vent jusqu'au centre des terres. Au dessus de la ville, il regarde et il crie, comme s'il cherchait quelque chose pouvant faire office de nid. Est-il là en avance, éclaireur de parages mystérieux ?

L'espèce voudrait-elle assurer la sauvegarde d'autre chose que le biologique ? Une attitude, un comportement, la naissance d'une mémoire, un nouveau caractère migratoire...?

Voilà qu'il repasse. A présent, le trait net de son vol accompagne un éclatant accord de piano. C'est troublant. Associée au cri aigu de l'animal, au vent qui tournoie dans le grave, la résonance de l'instrument est comme une production naturelle, pourtant ajoutée par l'homme, au concert du vivant. Des mains habiles tombent sur un vaste clavier et enchaînent les notes éparses. La conduite parfaite de la mélodie, par l'interprète, retrouve la justesse de l'émotion, d'abord éprouvée par le compositeur, qui en a codée la formule sur la partition. Chaque figure de style, blanche, noire, croche ou double croche, posée respectueusement sur les touches, reproduit un ordre musical qui bouleverse. Entendu, adapté et sublimé dans l'autrefois par un être qui se plaisait avec lui-même, le thème est aujourd'hui joué pareillement.

Quelque chose de grand se conserve. La
fidélité l'éternise.
Je ne sais rien de
l'interprète, si ce n'est qu'il vit de l'autre côté de la rue. Mais je sais que j'aime cette musique. Je suis sûr que j'aime ce piano.
[...]

Dans la pièce, pas plus qu'au dehors, la solitude n'est la compagne du garçon. C'est que le monde entier bruisse !
[...]
Il est certes restreint à la périphérie sensible du corps; taillé à la mesure des capacités réceptives. Pourtant, qu'y a-t-il de plus passionnant que de capter les chants du territoire ? Je me sens pile au centre de l'aire où le monde supporte ma présence. Là où l'intériorité s'alourdit et prépare sa réponse.
[...]

Ces possessions sensibles, pourquoi les accumuler à la surface de ses feuillés ? Son cahier doit-il être lu ? Quelqu'un d'autre trouvera peut-être de l'intérêt à se pencher sur ces petites observations. Elles serviront d'exemple type, indiquant la nature basique des exercices de perceptions qui, peu à peu, épaississent l'humain dans l'animal qu'est son corps. C'est une intuition. Un lecteur inconnu lit ce qu'il note sur son cahier. Un visage dont les traits le hantent depuis toujours. Comme si un très bel être qui le connaîtrait par ces notations, devait un jour, venant dont ne sait où, entrer dans sa vie.

Alors oui, le garçon tend l'oreille.

Des idées sont là, elles-aussi,
circulant autour de l'adolescent, directement attrapées par son esprit.
[...]
Que font-elles ici, ces intellectuelles, en cette province pluvieuse, loin du soleil, presque oubliée ?
Elles viennent, subtiles et claires, jaillissant sous la pression d'un réseau étrangement interne à cette maison.
[...]
Il a tant couru dans les escaliers. Il connaît chaque palier, chaque pièce, intimément. Il sait que la demeure tangible n'est que secondairement en cause dans le phénomène.
[...]
Poussées vers le haut depuis les étages au dessous, des impressions abstraites suintent du sol. Quelle est cette étrange géodésie qui semble provenir du cœur de la terre ? A l'air libre, pointant la direction du ciel, la maison étire l'effet tellurique. Et cependant, ni la terre, ni la maison, ni le ciel, ne se confondent avec le flux de ces idées. Ont-elles leur monde ? Existe-t-il une carte qui fasse le relevé de sa géographie ?
[...]
Du ventre de la gigantesque forêt ou du labyrinthe des rues, qu'est-ce que cela change ? Plus bas que les antiques racines ou au dessous des fondations, des idées ont été enfoncées dans chaque coin de la terre. Partout, elles sont le sub-conscient de l'endroit.
[...]

Depuis sa naissance, le garçon tend l'oreille.

"Il a une remarquable audition", a dit l'institutrice à sa mère.
Oui, de toutes ses forces, à sa manière, l'enfant guette le bord de l'audible. Habitude ancienne, nimbée par "la lumière spéciale" des débuts de la vie.
[...] Lumière ? [...]

5 commentaires:

Unknown a dit…

Cher Life-Boat,

C'est ma troisième lecture de ce texte, et à chaque fois tu l'as augmenté de nombreuses modifications: je suis donc obligé d'être tout particulièrement vigilant, ce qui me fait pénétrer encore plus profondément dans ton récit passionnant!
Il m'est difficile de savoir précisément à chaque fois ce que tu as modifié, et ce qui est resté; j'ai souvent l'impression que le texte dans son ensemble a été modifié, sans pouvoir repérer de changements précis, sauf à l'occasion l'ajout d'un ou deux paragraphes entiers. A chaque fois, un texte neuf se présente devant moi, et bien souvent, des points que j'avais trouvés obscurs se trouvent exposés en pleine lumière!

Je trouve en particulier que tu as grandement amélioré l'articulation de cette partie; le passage où Watson se lève, se dirige vers la fenêtre, s'approche de l'enfant, est magnifique, permettant de recadrer le récit sur le transfert qui est en train de s'opérer entre Holmes et l'enfant, alors que l'on a l'impression que Watson parle tout seul... ca qui est démenti plus tard, lorsque l'on se rend compte que Holmes joue sur les deux plans, préservant son lien extrêment fort avec Watson, dans le même temps qu'il est en train d'établir celui avec l'enfant!

Ceci nous amène directement à ce superbe passage reliant le poème de Wordsworth, l'ameublement de la pièce et la situation de la France! C'est un des plus beaux et des plus intenses passages de toi que j'ai eu la chance de lire. Et c'est à nouveau la pièce, par l'intermédiaire de ses plâtres, qui donne la solution, qui indique le dégel!
Cet utilisation de l'agencement de la pièce par Holmes pour guider ses pensées est surprenante. Il utilise à fond les deux seules aides dont il dispose: les livres présents, et la pièce elle-même.

Tout cela se termine sur un magnifique climax, comme on dit dans le monde Anglo-Saxon, avec la réalisation de la date. Sans compter l'extrait du Prélude...

Merci!

Je t'embrasse,
le voyageur indien

Unknown a dit…

Cher Life-Boat,

Tu as a nouveau fait de nombreuses modifications dans cette troisieme
partie, et pas des moindres! Ton recit y gagne en complexite mais
aussi en clarte.

Il y a tout d'abord la decouverte par Watson d'un nouveau livre dans
la bibliotheque, guide par le classement du logeur, Mister Olivier. On
devine que l'apparition de ce roman, Bartleby, va jouer un role
important dans la suite, ne serait-ce que pour guerir le mysterieux
malaise de Watson! Tu nous livres peut-etre ici une des clefs de ton
recit: "l'engagement de comprendre rehabilite l'equilibre nerveux".
N'est-pas la demarche de chacun des personnages presents, de l'enfant
a Watson, que de chercher a comprendre, a decouvrir, suivant chacun
les guides qui sont mis a leur disposition, livres, objets,
ou...imgainaire!

Il s'agit d'une importante addition, ou peut-etre est-ce moi qui ne
l'avait pas relevee par le passe: tu fais plusieurs fois allusion a la
necessite de faire intervenir un "imaginaire controle" comme aide a
l'investigation, permettant de remplir les blancs laisses par les
faits verifiables. Cette imagination est le guide le plus intime de
Sherlock Holmes, lui permettant d'explorer des territoirs bien
eloignes de ceux qu'il est possible d'atteindre par le seul examen des
faits.
On retrouve d'ailleurs peut-etre cette imaginaire dans la "parole sans
mots, entendue à l'intérieur du cerveau" qui a suggere a Wordsworth de
partir pour la France? La meme force serait-elle a l'oeuvre, et Holmes
devrait-il s'y soumettre, tout en la maitrisant de son mieux, pour
reellement parvenir a penetrer la force qui a guide Wordsworth dans sa
demarche?

Le lien qui unit Holmes a Wordsworth est facinant. Partant d'une pure
impression emotive, suggeree par le decor de la piece, la nationalite
commune des deux hommes,..., Holmes se sent une affinite particuliere
pour ce grand poete, et sent qu'il y a quelque chose dans ses ecrits,
ou plutot entre ses ecrits, qui lui est destine a lui, Holmes, que lui
seul pourra expliciter. Cette proximite entre les deux hommes, ce
cheminement du detective vers la nature profonde du poete, sont
passionnants dans ton recit.

Du creux de ma petite vallee, au milieu des champs de the, encerclee
par la majestueuse chaine de l'Himalaya, je t'embrasse - et te
souhaite bon courage pour le prochain episode!

Le voyageur indien

Life-boat a dit…

Grand merci à toi, Voyageur indien.

Ta lecture m'aide énormément! Elle me permet de prendre du recul sur la logique de la pensée que je dois respecter. L'exercice est évidemment plus difficile et plus long, pour moi, que pour Sherlock Holmes...

Au plaisir de te lire,
Life-Boat

Unknown a dit…

Cher Life-Boat,

je viens de m'offrir une nouvelle relecture de ton texte. J'ai l'impression que tu as opere un recentrage de cet episode.

Tout d'abord, tu exposes clairement la strategie et les objectifs de la fiction tels que le "second auteur" les souffle a Watson, explicitant le travail qui est en train de se realiser.

Ensuite, tu as grandement remanie l'apparition de Wordsworth, et je trouve que l'on voit mieux ce qui fait que Sherlock Holmes pense a lui, en exposant d'abord les criteres requis puis en verifiant leur realisation chez Wordsworth, ne negligeant aucun des aspects de la personnalite du poete, s'engageant a dissequer son systeme nerveux dans les moindres details.
Tu as supprime de nombreux passages sur l'arrivee de Wordsworth en France; les gardes-tu pour un prochain episode? Si oui, je trouve justifiee l'idee d'introduire Worsworth en deux temps, d'abord en explicitant la demarche qui pousse Holmes a se trouner vers lui, puis peut-etre en montrant ce que le detective pourra apprendre de son predecesseur.

Finalement, tu conclus avec des indications du travail a effectuer... on comprend mieux maintenant en quoi Worsworth va etre un guide, une inspiration pour Holmes, qui y trouve son predecesseur dans son entreprise de sauvegarde de la France, et plus generalement de restauration de la sensibilite humaine.

Toujours tres heureux de te lire, je t'embrasse,

le voyageur indien

Life-boat a dit…

De nombreux remaniements ont été nécessaires pour dégager le fil continue de cette partie.
Que le lecteur m'en excuse.