jeudi 31 mai 2007

Le Lecteur de Sherlock Holmes. Première Partie. Chapitre V. L'enquête de Watson.

"Le détective ne dépiste point le criminel parce que celui-ci a agi illégalement, et il ne s'identifie pas non plus avec les représentants du principe de légalité. Il ne dénoue l'énigme que pour l'amour du processus de déchiffrement..." *

- Bien vu !

"Sherlock Holmes vient à peine de prendre connaissance du fait initial, qu'il se plonge dans une méditation créatrice d'où surgit l'idée qui produit l'unité dans la diversité, et avant que le brave Watson ne soupçonne encore rien de ce système, le maître agit déjà en pleine conscience de la totalité et enchaîne ses parties sur la base de l'idée qu'il en a." *

- Ce perspicace Siegfried Kracauer. J'aurai bien aimé le voir agir à ma place. Il n'est pas si simple d'être John Watson! "Le brave Watson...!" Comment aurait-il fait, lui, pour rendre compte d'une puissance cérébrale entièrement vouée à l'élucidation de toute énigme, dont l'organisation se déclarait systématisée sur l'ordonnance naturelle des idées et, dont l'existence, à Londres, était en soi, un mystère ?
L'ami Kracauer oublie un peu vite que c'est en lisant les histoires de nos pérégrinations que les idées claires lui viennent !

- Holmes, avez-vous lu "Le Roman Policier", de S. Kracauer ?

Aucune réponse n'est donnée. Watson jette un œil sur son ami. Debout, près de la cheminée, Sherlock est dans ses pensées. Doucement, Watson continue l'exploration du livre qu'il a entre les mains.

"Il se pourrait que la clarté se voile pour éclairer l'obscurcissement." *

- Fichtre! Pour donner corps à ses intuitions, Siegfried Kracauer ne manque pas de style. L'éventualité pique drôlement la curiosité. "Il se pourrait que la clarté se voile pour éclairer l'obscurcissement."La phrase est syncopée sur le rythme d'une marche militaire... Comme si une force étrangère allait prendre d'assaut la citadelle du roman d'intrigue. C'est sûr. Kracauer intuitionne une opération spéciale. "Il se pourrait que la clarté se voile pour éclairer l'obscurcissement". La formule obsède. Je sais, je sens, qu'elle est en rapport avec la mission que nous avons aujourd'hui le devoir de réussir. Mais comment comprendre, concrètement, ce que la métaphore ne fait que suggérer ? Serait-il possible de cerner les enjeux réel de l'hypothèse... si j'en interroge correctement les termes ? "Il se pourrait que la clarté se voile pour éclairer l'obscurcissement."

- Difficile. Je vais tout de même essayer. Strictement appliqué au cas Holmes, voyons ce que ça donne.

Le "voile" dont s'enveloppe "la clarté", serait-ce la fiction ? En l'occurrence, l'honorable fonction de détective, assumée dans un livre, par un personnage qui agit dans l'esprit des lecteurs. A la manière dont l'enquêteur modifie son apparence (souvent Holmes se déguise pour espionner le quotidien de témoins ou de suspects) afin que le service de la vérité reste insoupçonné d'éventuels délinquants, une puissance aurait usée du subterfuge "Holmes" pour côtoyer les lecteurs eux-même. Agir. Ne pas susciter de méfiance ou de rejet. Pour habiter nos esprits, une invisible entité se serait taillée un habit dans le drap fin de la fiction et s'en serait revêtue : Sherlock Holmes. En recevant dans l'imaginaire la noble figure livresque, le lectorat aurait fait le premier pas.

Et le reste du chemin ?

La "clarté", c'est Elle. C'est la lumière. L'esprit d'élucidation embusqué dans l'artifice livresque.

"L'obscurcissement" (que la lumière ne peut éclairer qu'en se voilant, qu'en se cachant) c'est l'incomplétude perceptionnelle dans laquelle la réalité humaine s'est installée. Cette insuffisance a pour conséquence la multiplication des comportements erronés.

"Éclairer", c'est le secours ou le salut recherché, ainsi que la manière d'y parvenir.

J'ai défriché l'allusif. Maintenant, que faire ? Effectivement, l'ombre est dense. Il faudrait débroussailler une petite flaque de clairière, continuer à étendre la surface d'éclaircie... c'est bizarre. En l'analysant, serais-je en train de réaliser la sorte de prophétie qu'avance la phrase ?

Le garçon n'a quitté, ni sa place, ni sa réflexion.
Depuis quelques jours, il dîne et dort dans l'ancien salon.
Il éprouve le désir de laisser sa pensée suivre les contours de son vécu. La solitude, la mémoire et les mots. Voilà ce qui constitue son bonheur.
C'est étrange, si jeune, que d'être à ce point méditatif...

Que faire ?

Patiemment, scrupuleusement,
il se souvient de certains évènements. Il les écrit en hâte puis les relit. Il cherche dans les phrases ce qu'entre chaque mot la liaison cache. La liaison. Il a l'impression que la liaison, la succession, l'intervalle, l'articulation ou le rapport entre les êtres, entre les choses, entres les lettres et les mots, que cet insaisissable lien, ce "entre" est l'agent puissant de l'invisible ordonnance.

Qu'est-ce qui articule la pensée ?
[...]

Vers 18 ans, par l'écoute d'une musique, dans une durée de quelques minutes, un message surérogatoire au génome, ce code à deux bras qui ouvre le bal de la duplication cellulaire, a été communiqué à l'adolescent.

Ce jour là, c'était un jour de printemps, venue de l'intérieur d'une exquise composition musicale, il a capté une information. Elle est descendue le long des fibres nerveuses, a hérissé les poils des bras, lui a donné la chair de poule et lui a tiré des larmes. Il a senti l'inédite directive courir le long de son échine. Par les routes, chemins et voies du sensible, cette information abstraite, fantôme enveloppé dans la cape des sons, a revêtue sa jeune unité biologique.

L'a-t-elle habillée au point de faire du jeune homme, son mannequin, sa chose, sa possession, mais aussi
son palais, son royaume, son adresse ici-bas et, bientôt, son locuteur, son expression ?

Déjà la perception visuelle, météorologique, l'avait avertie. Un souffle est venu de l'océan, plus loin que l'horizon de sa vie organique. Il a pointé l'Angleterre comme étant les parages de son origine. La vision lui a indiqué que quelque chose d'anglais s'installait sur le plateau de son devenir. Il en a vu le relief schématique se profiler au sommet de la falaise. Dans l'économie des masses d'air, un changement de régime lui a été annoncé. Imminent. Voilà que l'étoffe transparente de la musique, dans son effusion romantique, lui confirme que c'est fait : une visiteuse l'a encerclé, comme une seconde peau, s'est installée, sur le pourtour de la première.

Il semble que l'enveloppement ait eu la possibilité de
communiquer avec le système nerveux central du jeune homme, puisque ce dernier, en a reçu une insufflation de joie intense. C'est elle qui a ramené le souvenir de l'évènement vécu au sommet de la falaise. L'information donnée par les yeux, redonnée par l'ouïe, s'est fortement arrimée à la chair, transformant une combinaison génétique déjà viable en une propriété émergente, majorée d'une singulière sensibilité au réel. Le signal ou la voix, a été entendu, retranscris sur toute la surface érectile du corps, stabilisé dans le temps par une augmentation globale de la sensibilité de l'être. Désormais, la lumière primitive, aura silencieuse, qui l'avait jusqu'alors accompagnée, bruisserait dans l'air, se ferait entendre dans les sons, s'exprimerait dans les mots, se ferait comprendre dans les concepts. La langue anglaise a une ou deux choses à dire. Il semble qu'il soit dans le destin du jeune homme d'écouter ces déclarations.

A la suite de cet évènement, sous ce conditionnement, l'enfant est devenu un jeune homme. Bien sûr, il y a eu l'autre perception. Ce discours sans mot de la chair. Cette transcendance de l'intime, le jeune homme est encore trop frêle pour l'accueillir dans le concret. Il y a un mot qui la désigne. Il en refuse le caractère médical. Il fuit le lexique de ce mot. Aucunement la réalité de son diagnostic.

Le garçon soupçonne l'existence de prédécesseurs, émetteurs et récepteurs, réglés sur la même mystérieuse fréquence.

Dans l'ancien salon, l'oreille distingue leurs pensées. Leurs ombres s'aperçoivent sur les murs blancs. Dans les bibliothèques, sa main s'est emparée d'œuvres où, presque toujours, il a détecté l'écho de cette société nominale d'intelligences. Sont venues à lui, les sciences humaines, la philosophie, la poésie, la littérature, la musique. Il s'est enthousiasmé pour les communes appartenance qu'il discernait en elles, a poussé la lecture, l'écoute et l'écriture, bien plus loin que les devoirs d'école ne le lui demandaient et, augmentée de cette production personnelle, il a constaté que la jouissance de l'existence en était considérablement exhaussée.

Et voilà qu'il a 20 ans !

Watson est l'un des éclats, l'un des miroirs, l'une des phosphorescences de sa conscience en instruction. L'une des vigies du sensible.

* Siegfried Kracauer, Le Roman Policier, Petite bibliothèque Payot, Paris, septembre 2001.