dimanche 19 août 2007

Le Lecteur de Sherlock Holmes. Première Partie. Chapitre VI. L'enquête de Watson. Suite.

"Il se pourrait que la clarté se voile pour éclairer l'obscurcissement." *

- Mon Dieu, Holmes ! Pourriez-vous m'accorder vos lumières ? J'ai là, sous les yeux, une phrase splendide de Siegfried Kracauer. Je crains de m'égarer dans mon raisonnement. Si vous aviez, ne serait-ce qu'un instant, à me consacrer, nous pourrions, je le crois...

Sherlock Holmes est au milieu de la pièce. Son regard furète autour de lui. L'intensité de l'attention est telle que l'anglais exilé semble communier avec le décor banal qui l'entoure, comme si, à partir des murs et des objets, se déployait, une autre configuration, une autre géométrie, à laquelle il saurait se relier, dont il aurait connaissance.

- Il ne m'entend pas. Je ne peux pas interrompre son travail. Et je ne dois pas arrêter le mien. Je continue. On verra bien.

- Le grand détective serait, à la fois, le sujet et l'objet d'une mesure peu ordinaire. Devenue familière, l'étrange demi-vie de Sherlock Holmes fait sentir à tous ceux qui lisent ses enquêtes, qu'une puissance amie circule toujours parmi eux. Plaçant son action au dessus des opinions de circonstances, cette intelligence œuvre librement dans la fiction et rend justice au nom de la vérité, sans s'embarrasser, des croyances, des préjugés, des ignardises.

De nobles intérêts sont représentés. L'intimité des clients, des blessures les plus graves, est préservée. Ce comportement, qu'Holmes promeut dans la fiction, transmet une énergie jubilatoire aux lecteurs qui lisent ses prouesses. Judicieusement implantée au cœur d'une grande cité, l'allégorie du prince des détectives est dotée d'une vigueur et d'une vraisemblance telles, qu'elle suscite un désir : celui de transposer, dans la vie de tous les jours, l'attitude exemplaire du personnage. Parce que l'estime de soi est ravivée, le goût de comprendre se réinstalle.

Quelle est la procédure spéciale ? Mais bien sûr ! Sous couvert de littérature : métaphysique appliquée. Les armes de la fiction sont utilisées pour désengager la sensibilité humaine de la trop forte emprise qu'a, sur elle, la funeste perception du monde. Infligée en un jour peineux, cette version obscurcie du réel n'a cessée de se réactualiser, allant jusqu'à faire croire à l'humanité qu'elle faisait croître ses générations dans un univers incréé, sans esprit et donc, sans avis sur ce qui vit et meurt en son domaine.

Désorientée par cette assertion, la créature a perdu l'habitude, si ce n'est l'instinct, d'être réceptive aux pensées qui, incessamment, descendent sur elle, et donnent accès à la réalité. Comme le jardin du sensible n'a pas d'autre jardinier que l'homme qui en est le régisseur, si ce dernier oublie de le bien cultiver, par désinvolture, superficialité, ou ignorance des conditions réelles de son épanouissement, qu'en sera-t-il de la nature humaine ?

En cet Éden portatif, dans cette arborescence de l'intérieur, la Sublimité est l'essence la plus précieuse. Mis hors de sa présence, privé de son délectable ombrage, l'être isolé se fatigue, s'ennuie et s'étiole. L'amour perd ses couleurs. Les pensées se ternissent. Les projets se dessèchent. La terre, par trop blessée, devient inhabitable. Le jardinier devient l'épouvantail de sa friche.

L'histoire n'est pas récente. Mais la dernière désertification a gravement atteint le moral des troupes. Triste fable, elle va jusqu'à menacer le miracle que, pour autant, la vie et, plus encore, la vie consciente sur terre, n'a pas cessée d'être. Et dire que cette dévalorisation de l'homme, à ses propre yeux, n'est que la succession, historiquement chapitrée par les millénaires, d'un jour sans clarté.

Se serait pourquoi, à Londres, dans les années 1890, la licence de détective aurait été accordée. Des investigations bien menées, toujours mues par la joie de comprendre et de redisposer dans son éternelle honorabilité la vie humaine, ont contribué à redonner à la vérité, le lustre, la reconnaissance et la renommée, dont elle a besoin, pour communiquer à l'homme, la force de chasser ses idées noires...

- Fichtre ! Comme mon enquête avance! Mais ces pensées sont-elles miennes !? Suis-je ballot. Je sais bien qu'elles proviennent du second auteur, évidemment. M'y habituerai-je un jour ? Dans le fond, peu importe. Il les pense, je les recueille et elles vont droit à l'enfant.

- Holmes ? J'aimerai vous faire part des dernières découvertes... Il ne m'entend pas.

- Que fait-il ? Que murmure-t-il tout bas ?

Watson quitte le fauteuil où il lisait et s'approche de son ami. Il a l'intention de l'espionner.

* Siegfried Kracauer, Le Roman Policier, Petite bibliothèque Payot, Paris, septembre 2001.