mardi 2 octobre 2007

Le Lecteur de Sherlock Holmes. Première Partie. Chapitre X. Le lieu.

Le jeune homme est fasciné. Devant lui, sous ses yeux, une photographie dresse la statue d'un personnage. Sur le socle, il lit le nom. Sherlock Holmes. Il en éprouve une sorte de tendresse.

"© Peter Stubbs www.edinphoto.org.uk"

- Il n'a rien d'aimable. Sa posture a quelque chose d'arrogant qui ne me revient pas. A l'arrière plan, de subtiles encadrements d'inspiration grecque organisent la géométrie d'une façade. Style néoclassique. Chapiteaux de type ionique romain. J'en ai admiré l'expression sur le théâtre maritime de la villa Hadrien. Là-bas, les colonnes sont blanches, empreintes de grâce et d'élégance. Sur cette vue, j'ai peine à reconnaître la légèreté des spirales. Tout est gris, sévère, officiel: antipathique.

C'est drôle. Les volutes pointent leur regard sur moi. On dit que c'était un effet recherché par les architectes antiques.
Le dessin des chapiteaux est formé d'une ligne horizontale qui s'enroule sur elle à chaque extrémité, autour d'un point, nommé œil de volute. Le passant romain qui levait les yeux vers ce motif, ornementation choisie des temples, avait la sensation qu'un dieu, de la haut, le scrutait de sa paire d'yeux. Retranscrites sur un immeuble d'Edinburgh, ces têtes de fûts exercent un même pouvoir. Elles voient et glacent le sang. Est-ce un verdict de mon imaginaire ? Dois-je penser que j'aurai provoqué le courroux d'une autorité ? Quelle théâtralité agit si fort sur moi ?

Mon ami écossais n'apprécie guère la rêvasserie. C'est un tempérament pragmatique. Je ne peux croire qu'il m'ait envoyé cette photographie pour que je plie les genoux devant une idole atrabilaire. Cela sent trop le mélodrame de quatre sous.

Qu'en pense Sherlock Holmes ?
A l'ombre du couvre-chef son regard est indiscernable. Les paupières semblent baissées. Songe, chimère ou anagogie, quel motif ce crâne abrite-t-il ?

Les trois fenêtres du centre, bien que plus grandes, ressemblent un peu à celles du salon. Sur la photo, l'ouverture du milieu est invisible. Le corps de bronze la masque.

- Entendez-vous Holmes ? Il s'approche. Il arrive. Cette carte postale fait merveille.

- Il est entré dans la dimension analytique. Notre influence a porté, Watson. Mon cher petit, encore un effort. Pose-toi la bonne question. La réponse sera dedans. Le lieu. Où se dresse cette statue ? De quel endroit, toi-même, la regardes-tu ?

- A quoi pensez-vous, Holmes ? Je ne vois rien sur la photographie qui indiquât un lieu ?

In memory of
Sir Arthur Conan Doyle
Born on 22 May 1859 close to this spot

"Born ... close to this spot" ? En français: "Né ... près de cet endroit" ? Mais où ?

- Voilà ! C'est la bonne question !

Un fait intime de la vie de Conan Doyle, ses date et lieu de naissance, est célébré dans la gloire, mondiale, que lui vaudra, cinquante ans plus tard, son personnage de roman.
Sherlock Holmes, fruit du travail de l'homme devenu écrivain, est juché sur le piédestal dédié au lieu natif de son créateur. "Près de l'endroit" où Conan Doyle a vu le jour... Je dois trouver l'information précise. Pourquoi la plaque commémorative, consacrée à l'entrée dans la vie d'Arthur Conan Doyle, reste évasive, quant à l'adresse exacte où l'évènement s'est produit ?

Born on 22 May 1859 close to this spot

C'est bizarre. La date est précise: "22 mai 1859". Mais la localisation est flottante. "Près de cet endroit". Je n'ai que la photographie. Je la regarde. Que pourrais-je faire d'autre ? Rien dans mon vécu ne s'attache à Edinburgh. Je ne suis jamais allé en Écosse, à fortiori dans cette ville. Je suis à Amiens, ma cité natale, capitale de la région Picardie. La photo se résume à la figure du détective, coulée dans le bronze et, au souvenir de la naissance de Conan Doyle, qu'il faut aller chercher, pas très loin, dans l'alentour.

Qu'est-ce que tout cela veut dire ?

Ces détails me concernent. Me voient de haut.
Le regard frontal, braqué sur moi, aiguise ma sensibilité. Le lieu...? Le plus simple serait d'interroger le dictionnaire. L'ouvrage m'indiquerait sans doute l'adresse officielle de la maison natale. Patience. N'allons pas si vite. Les éléments dont je dispose peuvent encore être pressurés.

Il est incongru de planter un être de fiction, là où l'on commémore l'éclosion d'un petit d'homme. Sherlock Holmes a-t-il été témoin du cri primal d'Arthur ? En avance d'un quart de siècle, le détective était-il déjà là, tout fait, parfaitement accompli, au côté de l'enfant, vagissant ? Si j'en crois cette statue, il aurait attendu que le petit paquet de chair grandisse. Et un jour, d'heureux hasard, Conan Doyle s'en est allé dégourdir sa pensée dans le hall de l'imaginaire. Pour se faire, il a envoyé Watson, son double au pays des fées. Là-bas, il rencontre Sherlock Holmes.

En personne, l'esprit du Temps.

Est-ce concevable ?

La chronologie s'affole. Le bon sens en est heurté. Je n'accepte pas la sorte d'élucubration qui me tord les méninges. Il doit y avoir une explication plus prosaïque. Cette dédicace a eu des commanditaires. Généreux donateurs, administrateurs de la ville ou société de bienfaisance, quelle fut leur motivation ? Ils ont voulu qu'un peu de la gloire de Sherlock Holmes retombe sur eux. Leur souhait peut se libeller comme suit: "Vous qui regardez cette statue, considérez Edinburgh comme la patrie d'Arthur Conan Doyle ainsi que celle de Sherlock Holmes, héros de la littérature mondiale."

Une pointe d'orgueil, voilà tout. On peut le comprendre.

Quant à l'exactitude des faits, ça ne colle pas. Le lieu et le jour de la naissance d'un bébé ne peuvent être célébrés par l'inspiration qui illuminera l'enfant, devenu homme, des lustres plus tard.

A moins d'avaliser dans un souffle force et loi du destin.

- Sa méditation comporte une grande idée. Effectivement, j'étais là avant. Conan Doyle m'a retrouvé. De même, je suis ici, venu à toi... Holmes est trop ému. Tout haut, à l'adresse de Watson

- Notre protégé raisonne comme vous, mon ami ! Si je puis me permettre cette remarque...
Il oublie l'élément clé.

- Vous vous répétez. Vous avez stigmatisé maintes fois mes approximations littéraires. Constatez-le, ce garçon n'a que la photo pour fonder sa théorie. Il en relève les principales caractéristiques. Feriez-vous autrement ?
Je vous l'accorde, ils y sont allés un peu fort avec cette statue. Le monument présente un raccourci perturbant.

Faut-il incriminer la fierté écossaise ? Le garçon le fait.

Pour honorer notre premier auteur, Edinburgh vous sculpte, vous fait citoyen d'honneur. Plaignez-vous! Ne serait-ce pas, surtout, que vos ancêtres français regimbent ? Vos racines huguenotes acceptent mal qu'un peuple, minoritaire en Angleterre, par sa fidélité de culte, puissant par ses ressortissants, ait le toupet de vous inclure dans ses annales. Mais quelle importance ! Il y a destin: vous étiez là-bas en 1859. Vous êtes ici, en 2007. Qui peut contester ces faits ?

- Bravo Watson ! Tout est juste. Regardez: votre pertinence aide le garçon. Il consulte, enfin, une encyclopédie.
Maintenant, la surprise.

Arthur Conan Doyle est né le 22 mai 1859, 11 Picardy Place, Edinburgh.

Picardy Place ! Mais c'est ici ! La Picardie, l'originale, c'est mon berceau ! Alors, ça recommencerait ? Sherlock Holmes est chez moi ?

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.

lundi 1 octobre 2007

Le Lecteur de Sherlock Holmes. Première Partie. Chapitre IX. Révélation.

Watson est bouche bée. Il a tout écouté, tout noté.

Quelle invraisemblable machine à penser... Le détective déchiffre, dans cette enceinte, le mot d'ordre de sa propre mission. Reclus, il découvre dans sa geôle, le sort qui lui est réservé. Holmes sait voir. Ce qu'il a sous les yeux lui indique ce qu'il convient de penser. J'ignorai tout de ce procédé... Serait-ce la vue véritable, la faculté visionnaire ?

Des éléments à sa portée, mon ami extrait des données jusque là en attente. Elles étaient figées dans la maçonnerie ! Comme si les mains des bâtisseurs avaient su trouver l'angle précis, la forme exacte, qui épousaient les contours d'un message, aujourd'hui décrypté par le détective ! Les artisans n'en avaient cure. Leur travail était d'honorer les directives de leur employeur, lui-même attaché à la satisfaction des désirs de son client. Maison vouée à l'usage de ses commanditaires, habitat de générations successives, cet édifice, en définitive, est réservé à l'œil expert.

Où étaient les vers sublimes de Wordsworth ? Dans Le Prélude *, certes, recueil disponible sur l'étagère. Mais l'idée du Prélude, l'impulsion de le lire, l'angle sous lequel l'aborder, où étaient-ils ? Dans les spécificités de ce lieu.
Logeons-nous dans la maison d'un sorcier ? Où sommes-nous donc ? L'endroit se comporte fichtrement comme un cerveau vivant ! Est-ce possible ?

Il a été récemment découvert que les deux britanniques menaient leur action spirituelle au centre historique de la ville d'Amiens.


Seraient-ils embastillés dans la maison natale de Choderlos de Laclos ?

Par la fréquentation quotidienne de ses mentors inconnus, la passion du jeune homme pour la lecture, l'écriture, la musique et le cinéma s'est développée, affinée et affirmée. Ce qu'il reçoit par ce canal d'instruction, il le redonne à ses camarades. Entre les jeunes gens, une singulière et merveilleuse fraternité se construit.

Hélas, le jeune instruit est contraint de garder par devers lui, l'art et la manière par lesquels ses guides invisibles lui enseignent tout ce qu'il doit savoir, sur les mots, les sons, l'écriture, la littérature. Reste cachée l'étonnante vivacité d'esprit qui, incessamment, lui présente ce qu'il est possible d'appréhender.

Le jeune homme n'a pas encore rencontré son maître: l'exceptionnelle personne qui, dans ses œuvres, expliquera tout. Seule, cette intelligence pourra lui permettre d'expliciter ce qu'il est à vivre.

Qui est-elle ? Où est-elle ? Il y a ce rêve. C'est une femme. On dirait une espagnole. Dans le songe, elle parle le français. Quand la rencontrerai-je ?

... à la manière d'un peintre, ou d'un cinéaste, Holmes cadre et recadre, met en transe les apparences. Le détective unit ce qu'il voit, dans le salon, avec une idée ou une image, mystérieuse, qu'il porte en tête. C'est alors que le visuel libère le langage qu'il enferme et devient du visible. Ce qui accepte de s'installer dans l'interprétable, il le livre à sa force analytique. Il semble que se soit là sa méthode. J'ai le sentiment que les perceptions fusionnent et donnent naissance à une unité qui n'existait pas précédemment. Supplémentaire, elle semble, pour Holmes, qui participe de sa genèse et jouit de sa réalité, fonctionnellement supérieure : elle générerait l'intelligible. Seraient alors remplies les conditions d'accès à la vérité.

Watson poursuit son travail d'archivage. Il n'a pas la neutralité du scribe. Observateur en apprentissage, il aime cet étrange ami que la vie a placé sur sa route. Sa cause a toujours été celle du détective. Ce dernier continue d'honorer sa position. Holmes agit. Son théâtre d'opération: la fiction qui s'écrit sur ces pages.

- Dans ce territoire, bouleversé par la Révolution, Wordsworth tombe amoureux d'Annette Vallon, jolie française de son âge. Il éprouve une profonde passion d'amour. De ce bel épisode, un enfant est le premier-né. L'écriture d'un merveilleux livre en est le second. Or, Wordsworth cache l'existence de cet enfant français. Je puis en déduire que son livre ne dit pas tout. Watson et moi-même ne serions pas ici, auprès de ce garçon, reliés à ce lieu, au beau milieu de cette ville, incroyablement romanesque, si l'extraordinaire vibration sensitive qu'était Wordsworth avait communiquée au monde toute son expérience. Les mots de ses livres, choisis avec un soin jaloux, propulsent des images nettes, claires, superbement précises. Hélas, leur défilé coloré ne restitue pas la totalité de ce que le poète a vu. Les splendides photogrammes de sa pensée sont entrecoupés par des plans vides, des flashs blancs. Le déroulé des phrases laisse le lecteur qui les a assimilé avec l'impression qu'un hors-champs perdure, comme si la limite maximale d'intellection bordurait la frange d'un territoire inconnu. Inconnaissable ?

En France, William est mon guide — qui fut le sien ? Je dois suivre sa trace. Il faut à présent que je me déplace, dans l'empreinte encore fraîche de ses pas, tels que restitués dans son grand œuvre.

Ce même jour, (de l'été 1790) nous vîmes
Pour la première fois, d'un faîte découvert,
Sans voile, le sommet du mont Blanc, attristés
Que sur nos yeux se gravât une image morte,
Empiétant sur l'idée vivante..." *

Il est dans les Alpes. "Que sur nos yeux se gravât une image morte, empiétant sur l'idée vivante..." ? Lorsqu'à la fin de sa vie, le penseur se projette en esprit l'image du toit perpétuellement blanc de l'Europe, que voit-il ? Fixé dans la splendeur du cristal de neige, enchâssé en sa forme transcendante, un Concept des sommets, a-t-il été pris dans la glace, gelé lors d'un hiver trop dur ? L'intransigeance du religieux, le tyrannique intellect, la surdité ou l'aveuglement d'un roi à la vraie souveraineté, haine, jalousie et vengeance attisées, promues en lieu et place de l'abnégation, du dévouement et de l'amour, ont stoppé ou considérablement ralenti la dynamique d'une grande pensée.

Je commence à décrypter le message que la muse a insufflé à mon compatriote. La France pré et post-révolutionnaire, éclairée par ses Lumières trop crues, a, sans qu'aucun voile de piété ne recouvre sa jeune pudeur, présenté au monde, qui l'attendait, la jouvencelle de l'Infini. Dans les yeux débordant d'amour de l'humanité, une image de la fille de l'air s'est gravée. Pétrifiée.

Le bel amour d'homme de Wordsworth pour une jolie française aurait-il tout sauvé ? La sincérité, l'intégrité et la candeur du poète en herbe ont su trouver en la personne de la jeune fille un épanchement simple et vrai. En dépit du cataclysme historique, la fibre d'amour n'a pas été rompue. Dieu a eu pitié.

J'ai la certitude que la vie accepte de relâcher la prisonnière des hauteurs. L'ornementation de la pièce l'affirme.Pour reconstituer les évènements, je n'ai que cet espace, les lectures et le secours de l'imaginaire.

Voyons. De fines moulures bleues, verticales, prennent naissance au raz de la corniche,au dessous du plafond blanc, immaculé, et descendent le long des murs, également blancs. Cascades bleues du Ciel qui redescend vers les hommes. Je crois que sous l'action d'une chaleur inédite, le message essentiel renoue avec la vitalité, se redonne, se déverse abondamment dans les vallées habitées. Où cela se passe-t-il ? Toujours en France ? Forcément. Les neiges éternelles fondent. Se revitalise la dulcinée, durant des siècles, prise, dans la glace des cœurs froids !

- Holmes ? Avez-vous un instant à me consacrer ? J'aimerai vous faire part du prolongement de ma lecture de Siegfried Kracauer. Savez-vous que son étude sur le roman policier se termine sur un hommage à Cervantès. ..."flux de l'âme qui commence à se mouvoir aux reflet de l'évènement trop puissant."

- Qu'en pensez-vous ?

La méditation, très profonde, de Sherlock, ne lui permet pas d'entendre son ami. Holmes est dans le sillage de William Wordsworth. Comme le capitaine d'un navire qui, sur l'indice des derniers bouillonnements d'écumes restés en suspend sur la mer, suit la route de l'éclaireur qui l'a devancé, le détective ne veut pas perdre le lien qui l'unit au somptueux vaisseau dont William Wordsworth a été le chef. La prestigieuse caravelle est depuis longtemps passée de l'autre côté de la ligne d'horizon. Reste le ruban étincelant de la pensée. Holmes est décidé à ne pas s'en écarter d'une encablure.

- Quelle est la situation de départ ? De quelle source a jailli la parole sans mots, entendue à l'intérieur du cerveau, qui a conseillé au jeune homme de partir pour la France ? D'où venait-elle ? Qui était-elle ? Est-ce la même qui, aujourd'hui, oriente mes déductions ?

- Rien à faire, il n'écoutera pas... Que faire ?

Nanti de sa découverte wordsworthienne Sherlock Holmes poursuit son investigation. De nouveau, son regard se pose sur la pièce. Tranquillement, il interroge la réalité au milieu de laquelle il a mission de penser.

- Au dessus du sol marqueté de chêne, deux lits à baldaquin sont fermés d'une double enceinte de tissu. Voiles à l'intérieur, tapisserie richement ornementée, à l'extérieur. Les deux meubles imposent leurs forts quadrilatères : "deux fiefs, comme deux royaumes, posés sur les bords opposés d'un plan. L'Angleterre, la France, entre elles, la Manche... La Manche... Don Quichotte ? Don Quichotte de la Manche ?!

- Que dites-vous, Holmes ? Don Quichotte ? Je parlai justement de Cervantès, enfin pas moi, Siegfried Kracauer... Entre les deux amis, jonction. Même problématique, même énigme.

- Qu'est-ce qui attire l'attention, si résolument, dans cette vaste chambre française, ancienne, où les couleurs blanches et bleues, séparées, associées, racontent toute une histoire ? Le Siècle français, le XVIIIe, est omniprésent — l'esprit de l'époque, (le bel esprit ou le décadent ?) se serait gravé dans les éléments naturels. Il aurait pris la solidité quasi éternelle d'une fixation géologique. William Wordsworth. Son nom, notre logeur le prononce, comme si c'était l'aboiement redoublé d'un chien de garde. "Words-Worth" jappé en français déclare "Des mots-précieux", "des mots-de grandes valeurs". Lire et relire ce qu'il a écrit ? Pour venir en France, la Manche a nécessairement été traversée. La Manche ? Serait-ce l'expression qui fait pivot entre le poète anglais et l'auteur de don Quichotte ? Un lien qui impliquerait un mouvement, une traversée, et dévoilerait la présence de Cervantès dans le lancement de la mission du jeune anglais. Relire le Prélude ?

J'étais assis dans une grotte de rocher
Sur le bord de la mer, et je me trouvais lire
Le célèbre récit de Cervantès, l'histoire
Du chevalier errant, quand je fus assailli
avec une vigueur rare, de ces pensées,
Alors qu'ayant fermé distraitement le livre,
J'avais tourné les yeux vers le vaste océan.
La poésie, la vérité géométrique,
et leur haut privilège : une durable vie
Que ne peut menacer au dedans nulle atteinte,
occupaient ma pensée avant tout; à la fin,
Mes sens ayant cédé à la lourdeur de l'air,
Je m'endormis, et dans un rêve je glissais. *

Il a lu Don Quichotte et c'est au bord de la mer qu'il en rêve... Le Rêve ! C'est un rêve qui a interpellé le jeune poète. Voyons la suite du récit... OUI ! Dans ce songe, Cervantès, en personne, lui apparaît. A l'endormi, le Prince des Génies s'adresse et, comme dans un film du cinéma muet, lui mime sa mission:

"Regarde moi. Je traverse un désert. Il s'étale devant moi, comme la mer, face à toi, porte ses flots. De toute urgence je fuis cette morne plaine. Au fond du paysage, une autre terre m'appelle, me réclame. Ces deux trésors de ma pensée, vois, je te les révèle et te les montre. Je me hâte d'aller les enfouir dans le sol de France. C'est une pierre et un coquillage. Ils deviendront livres. Imite-moi ! Pars. Traverse la Manche. Va aimer la France ! Va lui rappeler sa mission. Et dis lui que J'arrive !"

* Les extraits du Prélude de William Wordsworth sont présentés dans la traduction de Louis Cazamian.
Aubier, édition Montaigne. Paris, septembre 1949.