samedi 28 avril 2007

Le Lecteur de Sherlock Holmes. Première Partie. Chapitre IV. L'enfant et la lumière.

Où en sommes-nous avec cet enfant ? Est-il encore un enfant ? Peut-être faudrait-il le décrire ? Le dépeindre, comme il se voit, le matin, dans le miroir de sa chambre. Produire sa photographie ?

C'est possible, puisqu'il existe.

Mais soumettre
à l'acuité inquisitrice du regard la couche superficielle d'un être, dont la caractéristique est de vivre intensément les mouvements internes de la sensibilité ?

Impossible de contenter la vue sans trahir ce qui ne se voit pas.

Avertis de la subtilité du sujet, prévenus qu'il sera suffisant de dire, "le personnage est blond, il a les yeux bleus, il est svelte et de taille moyenne, ses mains sont d'une grande beauté", ajoutons quelques généralités.

Les ordres intimés par les générateurs de la chair ont sculpté les volumes du corps. Les orientations éducatives, imposées puis suggérées, par les père et mère, ont réglé le comportement, ajustant la réactivité nerveuse aux petits riens de la vie. Les camarades d'école, les amis choisis, les rencontres de hasard, ont coloré l'existence d'autant d'expériences intimes ou extérieures. La langue et la culture françaises diluées dans l'ambiance sociétale, écoles et médias, ont donné, tournure et ancrage historique, aux réflexes de sa pensée. En bref, des milliers de jours ont fabriqué puis dressé cette créature, usinée de telle sorte qu'elle soit en bon état de marche.

Il a 16 ans. Est-ce encore un enfant ?

[...] La lumière ? [...] l'étincelante clarté de l'enfance...
- Qu'est-ce ainsi nommer ?

- O
u faut-il différemment questionner et dire :
- Qui est-elle ?


Lorsque
les mains, saisissent ou touchent, certaines choses, je ressens à l'extrémité des doigts une légère impulsion. Ce phénomène, indépendant de la volonté, serait-il une sorte de code d'identification ? Admettons. Des données seraient automatiquement captées par les nerfs, stockées quelque part dans l'esprit, sans que je sache en quoi elles consistent.
[...]
De même, l'intuition ou les pressentiments. Soudain, sans qu'il y ait forcément contact, de subsidiaires informations instruisent directement la conscience sur le tempérament des personnes que je vois, entend, côtoie ou frôle.
[...]
Dans l'entendement, cette inconnue mène d'importantes opérations. J'ai compris qu'en son étrange matière, ont été recueillies, les lettres apprises, les mots identifiés, les phrases lues et, quand les bibliothèques ont entrepris de déverser leurs trésors dans ma psyché, dès lors en proie aux fièvres juvéniles, j'ai su que la sapience déposée dans ma tête était filtrée par ses puissances.
[...]
Sous le régime d'une cohérence qui semble celle du cerveau lui-même, cette force joint les idées entre elles. Elle fait son possible pour que le langage soit une belle nomenclature, vaste et cependant précis, intelligible parce qu'ordonné.
[...]
Je crois que ces spécificités de la fonction mémorielle appartiennent aux capacités habituelles et, néanmoins négligées, d'intellection.
[...]
Je sais que ce patrimoine mnémonique, quand le temps en est venu, ouvre ses portes à la conscience. Une perception, sans que je me sois toujours aperçu de sa première manifestation, soudain réémerge et interpelle mon attention. Et je puis contempler, dans la redite, quelque pièce rare de mon trésor sensible, dont j'ignorai la possession.

Par exemple, ce rêve: je me vois
dans la rue, marchant vers une personne dont je perçois la présence, le mouvement, la silhouette. Je pressens que c'est un homme. Lui aussi, vient vers moi. Il m'étreint la main. Dès que ce membre me touche , il y a comme un choc électrique.

Je me réveille.

S'évanouissent la rue, le passant et la rencontre. Rien ne reste de ce théâtre d'ombre. Allongé dans mon lit, j'ai les yeux grands ouverts. Je regarde le spectre d'une idée effrayante qui se déplace en ma direction.

A la surface de la conscience, j'ai une vision: je suis debout, quelque part, tendrement enlacé par quelqu'un. J'éprouve un sentiment de bonheur intense. A toute vitesse, un baiser se dépose sur ma bouche. L'image, fugace, disparaît. Je garde sur les lèvres l'impact viril du baiser.

Je crois comprendre que cet évènement appartient à l'avenir. Je serai enlacé et embrassé par quelqu'un dans une circonstance particulière. Le fait s'annonce, avant son occurrence.

Je n'ai pas le temps d'être surpris. Un souvenir émerge et s'impose. Oui, ce futur a bel et bien son germe dans mon passé récent: il aura suffit que j'effleure le ventre d'un camarade. Il y a quelques mois, j'ai touché l'éraflure rouge qu'un peu au dessus du nombril, un ami s'est fait, en s'étalant de tout son long au milieu du trottoir après avoir trébuché sur l'angle saillant d'un pavé. A sa demande, "pourrais-tu regarder et toucher ma blessure" ? il a dévoilé son ventre à ma vue, et souhaité que j'évalue la gravité et la profondeur de sa balafre écarlate.

Dès l'attouchement, l'électrocution fut immédiate.

J'en avais oublié le choc. Le rêve me l'a fait éprouver de nouveau.
Perpétrée sur le bord de la blessure, par l'index et le majeur de la main droite, la caresse légère, que j'avais oubliée, montre soudain son vrai visage. Celui d'un acte fatidique. Sans me demander mon avis, la circonstance de rien du tout, a planté ses crocs dans ma chair. Cette morsure aura des conséquences. Le songe m'en informe.

Cela impressionne gravement. Est-ce que, réellement, une part aussi intime de ma vie, de la totalité de ce que je suis appelé à être, s'est jouée ce matin là, quand par bienveillance, pour le rassurer (ou pour satisfaire mon amour-propre ?), j'ai inspecté et touché, délicatement, l'épiderme endolori de ce garçon ?

Un garçon = ma blessure ?

- Non Watson ! Votre fraternité ne doit pas vous entraîner trop loin. Je vous connais. Vous êtes tenté d'intervenir. Il ne convient pas d'entrer dans le déroulé de ces pensées.

- Holmes ! Votre protégé souffre, et visiblement ! Ne me dites pas qu'il est en train de valider
votre approche. Je sais lire. Je ne fais plus que cela. Chaque phrase écrite sur son cahier hurle votre incursion en lui. Il vous est donné. Il est vôtre. Faut-il, en plus, que vous le consommiez comme en sacrifice ?

- Pas le moins du monde ! Calmez vous, Watson, je vous en prie. Ce jeune homme apprend à déchiffrer en lui-même le sort que
la vie lui a jeté. Croyez-vous qu'il pourrait advenir à sa position s'il n'avait pas l'absolue maîtrise de ce type de divination ? Certes, il apprend à ses dépends. N'est-ce pas toujours le cas ?

J'identifie le motif de l'excitation qui provoque, en vous, cet accès d'humeur. L'amour physique des femmes est une réalité qui n'est pas accordée à tous les hommes.
Ceux qui ne vont pas jusqu'à la réalisation de ce désir, croyez-vous qu'une fonction ne leur est pas réservée ? Il n'est que d'interroger les œuvres des plus éminents d'entre eux pour découvrir comment ils ont racheté, pour l'édification de tous, la part manquante. Avez-vous oublié l'enseignement du "divin Shakespeare" ?

- Je ne sais que dire, Holmes...

- Alors ne dites rien, John.

Régulièrement, des faits, dont, bizarrement, l'allure me semble familière, attirent l'attention, comme si les choses du dehors étaient de connivence avec mes idées. Les situations ont été suffisamment récurrentes pour que je m'aperçoive de ce troublant activisme. Dernier phénomène en date, ce fameux état climatique: une bande de brouillard marin dérivant doucement vers la côte Picarde, phénomène banal de la demi-saison, en ces lieu et latitude, s'est imposé à ma force d'imagination. J'ai été contraint de discerner, dans l'occurrence météorologique, une scénographie ayant tout l'air d'être composée à dessein.

Un jour d'automne, au bord de la Manche. Un banc de brume, formé au large, poussé par le vent, jusqu'au rivage, est immobilisé au dessus de la grève. Magnétisé par la masse d'eau refluant vers son centre, le nuage fait mine de se retirer avec la mer. Ces nuées, poussées en bloc par un vent unique jusqu'à la semelle du continent, je les vois, devant moi, debout sur la falaise. Je connais bien l'endroit. Sous mes pieds, la paroi abrupte, composée de couches et de strates rocheuses, ressemble à la contre marche d'un prodigieux escalier. L'obstacle calcaire est si grand qu'il arrête le banc de brouillard. Dynamisme stoppé. J'ai l'impression que la brume, qui me fait face, sera indéfiniment immobile. Est-ce aussi la barrière rocheuse qui agit sur le vent ? La brise marine se retourne. Elle fait route vers sa zone d'origine. Son mouvement rétroactif indique la direction d'où elle vient : la Manche et son autre rive, l'Angleterre.

D'un simple pli, une idée nouvelle ?

Voilà qu'
un vent plus fort oblige la brume à s'élever au dessus de l'accident géologique. Je vois la nuée se soulever avant que d'être propulsée, très vite, autour de ma silhouette. Les contours de mon corps sont découpés par cette force, caressés et même fouettés de cette matière. J'ai dû faire effort pour rester debout.
[...]

L'évocation cesse. Le souvenir marque le pas. L'esprit déductif se réveille. Tout à coup, le jeune homme comprend. Cette brume, à présent, il le sait, figure la substance mentale d'une énigmatique entité. Il en est sûr. C'est le moment de l'évidence : la bruine, le vent qui se retourne, celui qui déferle autour de lui, portraiturent et laissent voir, dehors, ce qui, en même temps et invisiblement, est en train de s'incorporer dans son esprit.

Doit-il douter ou s'inquiéter de cette perception ? Il n'en a pas le temps. Dans l'émotion que la représentation lui insuffle le garçon distingue deux choses. D'abord, dans la phase où la brume est stoppée, un magistral adieu à l'enfance. La sienne ? Certes, il a 16 ans.

Il croit aussi que
la pose statique de la brume figure un état de conscience, précédemment acquis, en Angleterre ou sur la Manche, qui, arrêté au pied du roc français, annonce qu'en climat anglais, sa tâche est finie.

Un vent providentiel rehausse le brouillard sur le dessus du bloc. En cette seconde phase, le jeune homme pense que l'entité qui se cache derrière toute la combinaison, signale la reprise de ses activités. Sous conditionnement français. En sa personne ?

N'a-t-on pas déjà répondu à l'ensemble de ces questions ?
Inéluctablement, le jeune homme, notre héros, incarnera les réponses.

lundi 23 avril 2007

Le Lecteur de Sherlock Holmes. Première Partie. Chapitre III. L'enfant et les sons.

Le garçon est devant son pupitre. Il écoute. Il écrit. C'est un enfant qui a le goût des sons, qui a le don des bruits. La nature, la ville, la maison, d'abord, il les entend. Puis sur son cahier, il note ce qui lui importe dans ce qu'il a perçu. Une habitude qu'il a, de fixer dans les mots, ce que le monde donne par son chant souvent fragile, fugace ou ordinaire. Cet enfant se méfie de la banalité. Les constantes du lieu où il vit, s'il n'y prêtait attention, le garçon pourrait craindre de ne pas les remarquer. Il a un exemple en tête. Son ami, l'autre jour, ne lui a-t-il pas décrit avec passion et minutie le plateau de Guizeh et l'aménagement interne de Chéops, la grande pyramide d'Égypte ?
A la simple question de savoir d'où vient le vent qui très régulièrement balaie la province où ils sont nés et où ils vivent tous deux, vent froid, humide et fort, qui enrhume si souvent son camarade "M D", ce dernier est resté sans mots, sans voix, sans réponse.

C'est pourquoi l'enfant se concentre sur la géométrie souple du sonore dont les lignes changeantes met ce qui l'entoure en position d'être révélé. Et il le note.

[...] Une force s'exerce sur les fenêtres.
Les carreaux tremblent. Le cadre craque. Certes, le vent les fait vibrer. Mais il n'est pas suffisant de dire que c'est le vent. Cela est trop général. D'abord, il vient de l'Ouest. A cette saison, c'est le souffle constant de la marée montante. Depuis la baie, à quarante kilomètres, il suit l'estuaire, s'engouffre dans la vallée, remonte le cours de la rivière et apporte l'humeur maritime à l'arrière-pays. Issu de la rotation de la terre et de l'évaporation dans l'atmosphère des eaux lointaines de l'Atlantique, de la Mer du Nord et de la Manche, c'est ce vent-là, profond respire de l'immensité océanique, qui fait grincer les vitres du salon. [...]

Le garçon a la passion de comprendre, ce qui l'entoure, ce qui sollicite immédiatement les sens. Un chasseur aux aguets, dans la forêt d'autrefois, n'aurait pas été plus attentif.

Dans cette pièce ou à l'orée des grands arbres, aujourd'hui comme il y a cent siècles, qu'importe ! Celui qui écoute, écoute nécessairement, chaque son, à fond.
[...]
Choisit-on d'entendre ?
Non. Caractère acquis. Immergées dans la masse aérienne, les oreilles espionnent les hautes sphères. Leur impénitente curiosité les fait s'épanouir. Elles grandissent, grossissent invisiblement, jusqu'à saisir le bord frangé du silence.
[...]
Regardez les oreilles. Chacune d'elles est adorable. Est un centre d'adoration. Pourquoi aller au Temple ou à l'Église quand on a de telles merveilles ?
[...]
L'organe est si petit eu égard à sa fonction. La droite et la gauche sont différemment orientées, diversement positionnées dans l'espace vibrant. Viseraient-elles à établir, l'une avec l'autre, une union acoustique ? Ambitionneraient-elles une science du son ? J'espère que cette connaissance poussera l'art de l'écoute jusqu'à l'amour total...


Il continue d'écrire. Sans tourner le regard, par le coin des yeux, il saisit le vol rapide d'un grand oiseau blanc. L'animal passe devant les fenêtres, traverse la rue dans toute sa longueur. Aussitôt le garçon s'émeut de la présence du volatile.
[...]
Le bruissement d'ailes et le sifflement des cris sont ceux du goéland. A qui s'adressent-ils ? L'oiseau a quitté la pleine mer, a suivi le vent jusqu'au centre des terres. Au dessus de la ville, il regarde et il crie, comme s'il cherchait quelque chose pouvant faire office de nid. Est-il là en avance, éclaireur de parages mystérieux ?

L'espèce voudrait-elle assurer la sauvegarde d'autre chose que le biologique ? Une attitude, un comportement, la naissance d'une mémoire, un nouveau caractère migratoire...?

Voilà qu'il repasse. A présent, le trait net de son vol accompagne un éclatant accord de piano. C'est troublant. Associée au cri aigu de l'animal, au vent qui tournoie dans le grave, la résonance de l'instrument est comme une production naturelle, pourtant ajoutée par l'homme, au concert du vivant. Des mains habiles tombent sur un vaste clavier et enchaînent les notes éparses. La conduite parfaite de la mélodie, par l'interprète, retrouve la justesse de l'émotion, d'abord éprouvée par le compositeur, qui en a codée la formule sur la partition. Chaque figure de style, blanche, noire, croche ou double croche, posée respectueusement sur les touches, reproduit un ordre musical qui bouleverse. Entendu, adapté et sublimé dans l'autrefois par un être qui se plaisait avec lui-même, le thème est aujourd'hui joué pareillement.

Quelque chose de grand se conserve. La
fidélité l'éternise.
Je ne sais rien de
l'interprète, si ce n'est qu'il vit de l'autre côté de la rue. Mais je sais que j'aime cette musique. Je suis sûr que j'aime ce piano.
[...]

Dans la pièce, pas plus qu'au dehors, la solitude n'est la compagne du garçon. C'est que le monde entier bruisse !
[...]
Il est certes restreint à la périphérie sensible du corps; taillé à la mesure des capacités réceptives. Pourtant, qu'y a-t-il de plus passionnant que de capter les chants du territoire ? Je me sens pile au centre de l'aire où le monde supporte ma présence. Là où l'intériorité s'alourdit et prépare sa réponse.
[...]

Ces possessions sensibles, pourquoi les accumuler à la surface de ses feuillés ? Son cahier doit-il être lu ? Quelqu'un d'autre trouvera peut-être de l'intérêt à se pencher sur ces petites observations. Elles serviront d'exemple type, indiquant la nature basique des exercices de perceptions qui, peu à peu, épaississent l'humain dans l'animal qu'est son corps. C'est une intuition. Un lecteur inconnu lit ce qu'il note sur son cahier. Un visage dont les traits le hantent depuis toujours. Comme si un très bel être qui le connaîtrait par ces notations, devait un jour, venant dont ne sait où, entrer dans sa vie.

Alors oui, le garçon tend l'oreille.

Des idées sont là, elles-aussi,
circulant autour de l'adolescent, directement attrapées par son esprit.
[...]
Que font-elles ici, ces intellectuelles, en cette province pluvieuse, loin du soleil, presque oubliée ?
Elles viennent, subtiles et claires, jaillissant sous la pression d'un réseau étrangement interne à cette maison.
[...]
Il a tant couru dans les escaliers. Il connaît chaque palier, chaque pièce, intimément. Il sait que la demeure tangible n'est que secondairement en cause dans le phénomène.
[...]
Poussées vers le haut depuis les étages au dessous, des impressions abstraites suintent du sol. Quelle est cette étrange géodésie qui semble provenir du cœur de la terre ? A l'air libre, pointant la direction du ciel, la maison étire l'effet tellurique. Et cependant, ni la terre, ni la maison, ni le ciel, ne se confondent avec le flux de ces idées. Ont-elles leur monde ? Existe-t-il une carte qui fasse le relevé de sa géographie ?
[...]
Du ventre de la gigantesque forêt ou du labyrinthe des rues, qu'est-ce que cela change ? Plus bas que les antiques racines ou au dessous des fondations, des idées ont été enfoncées dans chaque coin de la terre. Partout, elles sont le sub-conscient de l'endroit.
[...]

Depuis sa naissance, le garçon tend l'oreille.

"Il a une remarquable audition", a dit l'institutrice à sa mère.
Oui, de toutes ses forces, à sa manière, l'enfant guette le bord de l'audible. Habitude ancienne, nimbée par "la lumière spéciale" des débuts de la vie.
[...] Lumière ? [...]