jeudi 22 novembre 2007

Les trois premières parties lues par l'auteur

Permière partie:

Deuxième partie:

Troisième partie:

mardi 2 octobre 2007

Le Lecteur de Sherlock Holmes. Première Partie. Chapitre X. Le lieu.

Le jeune homme est fasciné. Devant lui, sous ses yeux, une photographie dresse la statue d'un personnage. Sur le socle, il lit le nom. Sherlock Holmes. Il en éprouve une sorte de tendresse.

"© Peter Stubbs www.edinphoto.org.uk"

- Il n'a rien d'aimable. Sa posture a quelque chose d'arrogant qui ne me revient pas. A l'arrière plan, de subtiles encadrements d'inspiration grecque organisent la géométrie d'une façade. Style néoclassique. Chapiteaux de type ionique romain. J'en ai admiré l'expression sur le théâtre maritime de la villa Hadrien. Là-bas, les colonnes sont blanches, empreintes de grâce et d'élégance. Sur cette vue, j'ai peine à reconnaître la légèreté des spirales. Tout est gris, sévère, officiel: antipathique.

C'est drôle. Les volutes pointent leur regard sur moi. On dit que c'était un effet recherché par les architectes antiques.
Le dessin des chapiteaux est formé d'une ligne horizontale qui s'enroule sur elle à chaque extrémité, autour d'un point, nommé œil de volute. Le passant romain qui levait les yeux vers ce motif, ornementation choisie des temples, avait la sensation qu'un dieu, de la haut, le scrutait de sa paire d'yeux. Retranscrites sur un immeuble d'Edinburgh, ces têtes de fûts exercent un même pouvoir. Elles voient et glacent le sang. Est-ce un verdict de mon imaginaire ? Dois-je penser que j'aurai provoqué le courroux d'une autorité ? Quelle théâtralité agit si fort sur moi ?

Mon ami écossais n'apprécie guère la rêvasserie. C'est un tempérament pragmatique. Je ne peux croire qu'il m'ait envoyé cette photographie pour que je plie les genoux devant une idole atrabilaire. Cela sent trop le mélodrame de quatre sous.

Qu'en pense Sherlock Holmes ?
A l'ombre du couvre-chef son regard est indiscernable. Les paupières semblent baissées. Songe, chimère ou anagogie, quel motif ce crâne abrite-t-il ?

Les trois fenêtres du centre, bien que plus grandes, ressemblent un peu à celles du salon. Sur la photo, l'ouverture du milieu est invisible. Le corps de bronze la masque.

- Entendez-vous Holmes ? Il s'approche. Il arrive. Cette carte postale fait merveille.

- Il est entré dans la dimension analytique. Notre influence a porté, Watson. Mon cher petit, encore un effort. Pose-toi la bonne question. La réponse sera dedans. Le lieu. Où se dresse cette statue ? De quel endroit, toi-même, la regardes-tu ?

- A quoi pensez-vous, Holmes ? Je ne vois rien sur la photographie qui indiquât un lieu ?

In memory of
Sir Arthur Conan Doyle
Born on 22 May 1859 close to this spot

"Born ... close to this spot" ? En français: "Né ... près de cet endroit" ? Mais où ?

- Voilà ! C'est la bonne question !

Un fait intime de la vie de Conan Doyle, ses date et lieu de naissance, est célébré dans la gloire, mondiale, que lui vaudra, cinquante ans plus tard, son personnage de roman.
Sherlock Holmes, fruit du travail de l'homme devenu écrivain, est juché sur le piédestal dédié au lieu natif de son créateur. "Près de l'endroit" où Conan Doyle a vu le jour... Je dois trouver l'information précise. Pourquoi la plaque commémorative, consacrée à l'entrée dans la vie d'Arthur Conan Doyle, reste évasive, quant à l'adresse exacte où l'évènement s'est produit ?

Born on 22 May 1859 close to this spot

C'est bizarre. La date est précise: "22 mai 1859". Mais la localisation est flottante. "Près de cet endroit". Je n'ai que la photographie. Je la regarde. Que pourrais-je faire d'autre ? Rien dans mon vécu ne s'attache à Edinburgh. Je ne suis jamais allé en Écosse, à fortiori dans cette ville. Je suis à Amiens, ma cité natale, capitale de la région Picardie. La photo se résume à la figure du détective, coulée dans le bronze et, au souvenir de la naissance de Conan Doyle, qu'il faut aller chercher, pas très loin, dans l'alentour.

Qu'est-ce que tout cela veut dire ?

Ces détails me concernent. Me voient de haut.
Le regard frontal, braqué sur moi, aiguise ma sensibilité. Le lieu...? Le plus simple serait d'interroger le dictionnaire. L'ouvrage m'indiquerait sans doute l'adresse officielle de la maison natale. Patience. N'allons pas si vite. Les éléments dont je dispose peuvent encore être pressurés.

Il est incongru de planter un être de fiction, là où l'on commémore l'éclosion d'un petit d'homme. Sherlock Holmes a-t-il été témoin du cri primal d'Arthur ? En avance d'un quart de siècle, le détective était-il déjà là, tout fait, parfaitement accompli, au côté de l'enfant, vagissant ? Si j'en crois cette statue, il aurait attendu que le petit paquet de chair grandisse. Et un jour, d'heureux hasard, Conan Doyle s'en est allé dégourdir sa pensée dans le hall de l'imaginaire. Pour se faire, il a envoyé Watson, son double au pays des fées. Là-bas, il rencontre Sherlock Holmes.

En personne, l'esprit du Temps.

Est-ce concevable ?

La chronologie s'affole. Le bon sens en est heurté. Je n'accepte pas la sorte d'élucubration qui me tord les méninges. Il doit y avoir une explication plus prosaïque. Cette dédicace a eu des commanditaires. Généreux donateurs, administrateurs de la ville ou société de bienfaisance, quelle fut leur motivation ? Ils ont voulu qu'un peu de la gloire de Sherlock Holmes retombe sur eux. Leur souhait peut se libeller comme suit: "Vous qui regardez cette statue, considérez Edinburgh comme la patrie d'Arthur Conan Doyle ainsi que celle de Sherlock Holmes, héros de la littérature mondiale."

Une pointe d'orgueil, voilà tout. On peut le comprendre.

Quant à l'exactitude des faits, ça ne colle pas. Le lieu et le jour de la naissance d'un bébé ne peuvent être célébrés par l'inspiration qui illuminera l'enfant, devenu homme, des lustres plus tard.

A moins d'avaliser dans un souffle force et loi du destin.

- Sa méditation comporte une grande idée. Effectivement, j'étais là avant. Conan Doyle m'a retrouvé. De même, je suis ici, venu à toi... Holmes est trop ému. Tout haut, à l'adresse de Watson

- Notre protégé raisonne comme vous, mon ami ! Si je puis me permettre cette remarque...
Il oublie l'élément clé.

- Vous vous répétez. Vous avez stigmatisé maintes fois mes approximations littéraires. Constatez-le, ce garçon n'a que la photo pour fonder sa théorie. Il en relève les principales caractéristiques. Feriez-vous autrement ?
Je vous l'accorde, ils y sont allés un peu fort avec cette statue. Le monument présente un raccourci perturbant.

Faut-il incriminer la fierté écossaise ? Le garçon le fait.

Pour honorer notre premier auteur, Edinburgh vous sculpte, vous fait citoyen d'honneur. Plaignez-vous! Ne serait-ce pas, surtout, que vos ancêtres français regimbent ? Vos racines huguenotes acceptent mal qu'un peuple, minoritaire en Angleterre, par sa fidélité de culte, puissant par ses ressortissants, ait le toupet de vous inclure dans ses annales. Mais quelle importance ! Il y a destin: vous étiez là-bas en 1859. Vous êtes ici, en 2007. Qui peut contester ces faits ?

- Bravo Watson ! Tout est juste. Regardez: votre pertinence aide le garçon. Il consulte, enfin, une encyclopédie.
Maintenant, la surprise.

Arthur Conan Doyle est né le 22 mai 1859, 11 Picardy Place, Edinburgh.

Picardy Place ! Mais c'est ici ! La Picardie, l'originale, c'est mon berceau ! Alors, ça recommencerait ? Sherlock Holmes est chez moi ?

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.

lundi 1 octobre 2007

Le Lecteur de Sherlock Holmes. Première Partie. Chapitre IX. Révélation.

Watson est bouche bée. Il a tout écouté, tout noté.

Quelle invraisemblable machine à penser... Le détective déchiffre, dans cette enceinte, le mot d'ordre de sa propre mission. Reclus, il découvre dans sa geôle, le sort qui lui est réservé. Holmes sait voir. Ce qu'il a sous les yeux lui indique ce qu'il convient de penser. J'ignorai tout de ce procédé... Serait-ce la vue véritable, la faculté visionnaire ?

Des éléments à sa portée, mon ami extrait des données jusque là en attente. Elles étaient figées dans la maçonnerie ! Comme si les mains des bâtisseurs avaient su trouver l'angle précis, la forme exacte, qui épousaient les contours d'un message, aujourd'hui décrypté par le détective ! Les artisans n'en avaient cure. Leur travail était d'honorer les directives de leur employeur, lui-même attaché à la satisfaction des désirs de son client. Maison vouée à l'usage de ses commanditaires, habitat de générations successives, cet édifice, en définitive, est réservé à l'œil expert.

Où étaient les vers sublimes de Wordsworth ? Dans Le Prélude *, certes, recueil disponible sur l'étagère. Mais l'idée du Prélude, l'impulsion de le lire, l'angle sous lequel l'aborder, où étaient-ils ? Dans les spécificités de ce lieu.
Logeons-nous dans la maison d'un sorcier ? Où sommes-nous donc ? L'endroit se comporte fichtrement comme un cerveau vivant ! Est-ce possible ?

Il a été récemment découvert que les deux britanniques menaient leur action spirituelle au centre historique de la ville d'Amiens.


Seraient-ils embastillés dans la maison natale de Choderlos de Laclos ?

Par la fréquentation quotidienne de ses mentors inconnus, la passion du jeune homme pour la lecture, l'écriture, la musique et le cinéma s'est développée, affinée et affirmée. Ce qu'il reçoit par ce canal d'instruction, il le redonne à ses camarades. Entre les jeunes gens, une singulière et merveilleuse fraternité se construit.

Hélas, le jeune instruit est contraint de garder par devers lui, l'art et la manière par lesquels ses guides invisibles lui enseignent tout ce qu'il doit savoir, sur les mots, les sons, l'écriture, la littérature. Reste cachée l'étonnante vivacité d'esprit qui, incessamment, lui présente ce qu'il est possible d'appréhender.

Le jeune homme n'a pas encore rencontré son maître: l'exceptionnelle personne qui, dans ses œuvres, expliquera tout. Seule, cette intelligence pourra lui permettre d'expliciter ce qu'il est à vivre.

Qui est-elle ? Où est-elle ? Il y a ce rêve. C'est une femme. On dirait une espagnole. Dans le songe, elle parle le français. Quand la rencontrerai-je ?

... à la manière d'un peintre, ou d'un cinéaste, Holmes cadre et recadre, met en transe les apparences. Le détective unit ce qu'il voit, dans le salon, avec une idée ou une image, mystérieuse, qu'il porte en tête. C'est alors que le visuel libère le langage qu'il enferme et devient du visible. Ce qui accepte de s'installer dans l'interprétable, il le livre à sa force analytique. Il semble que se soit là sa méthode. J'ai le sentiment que les perceptions fusionnent et donnent naissance à une unité qui n'existait pas précédemment. Supplémentaire, elle semble, pour Holmes, qui participe de sa genèse et jouit de sa réalité, fonctionnellement supérieure : elle générerait l'intelligible. Seraient alors remplies les conditions d'accès à la vérité.

Watson poursuit son travail d'archivage. Il n'a pas la neutralité du scribe. Observateur en apprentissage, il aime cet étrange ami que la vie a placé sur sa route. Sa cause a toujours été celle du détective. Ce dernier continue d'honorer sa position. Holmes agit. Son théâtre d'opération: la fiction qui s'écrit sur ces pages.

- Dans ce territoire, bouleversé par la Révolution, Wordsworth tombe amoureux d'Annette Vallon, jolie française de son âge. Il éprouve une profonde passion d'amour. De ce bel épisode, un enfant est le premier-né. L'écriture d'un merveilleux livre en est le second. Or, Wordsworth cache l'existence de cet enfant français. Je puis en déduire que son livre ne dit pas tout. Watson et moi-même ne serions pas ici, auprès de ce garçon, reliés à ce lieu, au beau milieu de cette ville, incroyablement romanesque, si l'extraordinaire vibration sensitive qu'était Wordsworth avait communiquée au monde toute son expérience. Les mots de ses livres, choisis avec un soin jaloux, propulsent des images nettes, claires, superbement précises. Hélas, leur défilé coloré ne restitue pas la totalité de ce que le poète a vu. Les splendides photogrammes de sa pensée sont entrecoupés par des plans vides, des flashs blancs. Le déroulé des phrases laisse le lecteur qui les a assimilé avec l'impression qu'un hors-champs perdure, comme si la limite maximale d'intellection bordurait la frange d'un territoire inconnu. Inconnaissable ?

En France, William est mon guide — qui fut le sien ? Je dois suivre sa trace. Il faut à présent que je me déplace, dans l'empreinte encore fraîche de ses pas, tels que restitués dans son grand œuvre.

Ce même jour, (de l'été 1790) nous vîmes
Pour la première fois, d'un faîte découvert,
Sans voile, le sommet du mont Blanc, attristés
Que sur nos yeux se gravât une image morte,
Empiétant sur l'idée vivante..." *

Il est dans les Alpes. "Que sur nos yeux se gravât une image morte, empiétant sur l'idée vivante..." ? Lorsqu'à la fin de sa vie, le penseur se projette en esprit l'image du toit perpétuellement blanc de l'Europe, que voit-il ? Fixé dans la splendeur du cristal de neige, enchâssé en sa forme transcendante, un Concept des sommets, a-t-il été pris dans la glace, gelé lors d'un hiver trop dur ? L'intransigeance du religieux, le tyrannique intellect, la surdité ou l'aveuglement d'un roi à la vraie souveraineté, haine, jalousie et vengeance attisées, promues en lieu et place de l'abnégation, du dévouement et de l'amour, ont stoppé ou considérablement ralenti la dynamique d'une grande pensée.

Je commence à décrypter le message que la muse a insufflé à mon compatriote. La France pré et post-révolutionnaire, éclairée par ses Lumières trop crues, a, sans qu'aucun voile de piété ne recouvre sa jeune pudeur, présenté au monde, qui l'attendait, la jouvencelle de l'Infini. Dans les yeux débordant d'amour de l'humanité, une image de la fille de l'air s'est gravée. Pétrifiée.

Le bel amour d'homme de Wordsworth pour une jolie française aurait-il tout sauvé ? La sincérité, l'intégrité et la candeur du poète en herbe ont su trouver en la personne de la jeune fille un épanchement simple et vrai. En dépit du cataclysme historique, la fibre d'amour n'a pas été rompue. Dieu a eu pitié.

J'ai la certitude que la vie accepte de relâcher la prisonnière des hauteurs. L'ornementation de la pièce l'affirme.Pour reconstituer les évènements, je n'ai que cet espace, les lectures et le secours de l'imaginaire.

Voyons. De fines moulures bleues, verticales, prennent naissance au raz de la corniche,au dessous du plafond blanc, immaculé, et descendent le long des murs, également blancs. Cascades bleues du Ciel qui redescend vers les hommes. Je crois que sous l'action d'une chaleur inédite, le message essentiel renoue avec la vitalité, se redonne, se déverse abondamment dans les vallées habitées. Où cela se passe-t-il ? Toujours en France ? Forcément. Les neiges éternelles fondent. Se revitalise la dulcinée, durant des siècles, prise, dans la glace des cœurs froids !

- Holmes ? Avez-vous un instant à me consacrer ? J'aimerai vous faire part du prolongement de ma lecture de Siegfried Kracauer. Savez-vous que son étude sur le roman policier se termine sur un hommage à Cervantès. ..."flux de l'âme qui commence à se mouvoir aux reflet de l'évènement trop puissant."

- Qu'en pensez-vous ?

La méditation, très profonde, de Sherlock, ne lui permet pas d'entendre son ami. Holmes est dans le sillage de William Wordsworth. Comme le capitaine d'un navire qui, sur l'indice des derniers bouillonnements d'écumes restés en suspend sur la mer, suit la route de l'éclaireur qui l'a devancé, le détective ne veut pas perdre le lien qui l'unit au somptueux vaisseau dont William Wordsworth a été le chef. La prestigieuse caravelle est depuis longtemps passée de l'autre côté de la ligne d'horizon. Reste le ruban étincelant de la pensée. Holmes est décidé à ne pas s'en écarter d'une encablure.

- Quelle est la situation de départ ? De quelle source a jailli la parole sans mots, entendue à l'intérieur du cerveau, qui a conseillé au jeune homme de partir pour la France ? D'où venait-elle ? Qui était-elle ? Est-ce la même qui, aujourd'hui, oriente mes déductions ?

- Rien à faire, il n'écoutera pas... Que faire ?

Nanti de sa découverte wordsworthienne Sherlock Holmes poursuit son investigation. De nouveau, son regard se pose sur la pièce. Tranquillement, il interroge la réalité au milieu de laquelle il a mission de penser.

- Au dessus du sol marqueté de chêne, deux lits à baldaquin sont fermés d'une double enceinte de tissu. Voiles à l'intérieur, tapisserie richement ornementée, à l'extérieur. Les deux meubles imposent leurs forts quadrilatères : "deux fiefs, comme deux royaumes, posés sur les bords opposés d'un plan. L'Angleterre, la France, entre elles, la Manche... La Manche... Don Quichotte ? Don Quichotte de la Manche ?!

- Que dites-vous, Holmes ? Don Quichotte ? Je parlai justement de Cervantès, enfin pas moi, Siegfried Kracauer... Entre les deux amis, jonction. Même problématique, même énigme.

- Qu'est-ce qui attire l'attention, si résolument, dans cette vaste chambre française, ancienne, où les couleurs blanches et bleues, séparées, associées, racontent toute une histoire ? Le Siècle français, le XVIIIe, est omniprésent — l'esprit de l'époque, (le bel esprit ou le décadent ?) se serait gravé dans les éléments naturels. Il aurait pris la solidité quasi éternelle d'une fixation géologique. William Wordsworth. Son nom, notre logeur le prononce, comme si c'était l'aboiement redoublé d'un chien de garde. "Words-Worth" jappé en français déclare "Des mots-précieux", "des mots-de grandes valeurs". Lire et relire ce qu'il a écrit ? Pour venir en France, la Manche a nécessairement été traversée. La Manche ? Serait-ce l'expression qui fait pivot entre le poète anglais et l'auteur de don Quichotte ? Un lien qui impliquerait un mouvement, une traversée, et dévoilerait la présence de Cervantès dans le lancement de la mission du jeune anglais. Relire le Prélude ?

J'étais assis dans une grotte de rocher
Sur le bord de la mer, et je me trouvais lire
Le célèbre récit de Cervantès, l'histoire
Du chevalier errant, quand je fus assailli
avec une vigueur rare, de ces pensées,
Alors qu'ayant fermé distraitement le livre,
J'avais tourné les yeux vers le vaste océan.
La poésie, la vérité géométrique,
et leur haut privilège : une durable vie
Que ne peut menacer au dedans nulle atteinte,
occupaient ma pensée avant tout; à la fin,
Mes sens ayant cédé à la lourdeur de l'air,
Je m'endormis, et dans un rêve je glissais. *

Il a lu Don Quichotte et c'est au bord de la mer qu'il en rêve... Le Rêve ! C'est un rêve qui a interpellé le jeune poète. Voyons la suite du récit... OUI ! Dans ce songe, Cervantès, en personne, lui apparaît. A l'endormi, le Prince des Génies s'adresse et, comme dans un film du cinéma muet, lui mime sa mission:

"Regarde moi. Je traverse un désert. Il s'étale devant moi, comme la mer, face à toi, porte ses flots. De toute urgence je fuis cette morne plaine. Au fond du paysage, une autre terre m'appelle, me réclame. Ces deux trésors de ma pensée, vois, je te les révèle et te les montre. Je me hâte d'aller les enfouir dans le sol de France. C'est une pierre et un coquillage. Ils deviendront livres. Imite-moi ! Pars. Traverse la Manche. Va aimer la France ! Va lui rappeler sa mission. Et dis lui que J'arrive !"

* Les extraits du Prélude de William Wordsworth sont présentés dans la traduction de Louis Cazamian.
Aubier, édition Montaigne. Paris, septembre 1949.

jeudi 6 septembre 2007

Le Lecteur de Sherlock Holmes. Première Partie. Chapitre VIII. Holmes enquête. Suite.

La vie et l'œuvre de Wordsworth correspondent au descriptif précité.
Critère majeur, ses écrits sont ici, à portée de la main : présents dans cette enceinte, je puis à chaque instant les consulter.


Vérifions l'hypothèse.

Je dois replacer l'homme dans le cadre émotif qui fut le sien, cerner les contours de son tempérament, évaluer l'angle de vue qui correspondait à l'intensité de sa perception sensible. Ce relevé de cartographie nerveuse est indispensable car, inventorier les faits et gestes de Wordsworth, établir la géographie physique de ses déplacements en France, ne suffit pas pour partager ce qu'il a réellement vu, perçu, ressenti.

..."je ne semble pas
Manquer de ce premier des dons, l'âme vitale,
Ni de ces vérités générales, qui sont
Des Éléments en quelque sorte, des Agents
Auxiliaires, aidant notre esprit vivant;
Ni ne suis démuni des choses du dehors,
Formes, images, ni de vingt autres secours
Modestes, bien qu'acquis peut-être avec labeur;" *

Lors de ses allées et venues dans l'Hexagone, en 1790, des fascinations se sont exercées sur le jeune homme. Pour en apprécier la valeur, il faut connaître la plus forte émotion qui domina le poète de 20 ans. C'est elle, la sensible Majeur, qui a perçue, enregistrée les percepts, investie et organisée la mémoire, pré-fixée les souvenirs. Les raisonnements ultérieurs qui se sont construits et solidifiés dans l'œuvre du littérateur se sont rangés sous cette puissance.

"...Les yeux de ma chair,
Toujours, même au milieu de mes plus forts émois,
S'efforcent de saisir les lignes des contrastes
Qui se cachent partout dans les formes visibles,
Proches ou non, menues ou immenses; mes yeux,
Depuis l'arbre, la pierre, une feuille séchée,
Jusqu'à la mer immense et jusqu'aux cieux d'azur
Pailletés de milliers d'étoiles fraternelles,
Ne trouvent point d'espace où dorme leur pouvoir;
A mon âme ils parlent de logique infinie,
Et, par une activité toujours active,
Lient mes sentiments comme avec une chaîne." *

La vue, le sens de la vision, affûté sur le fusil de l'esprit le plus hautement logique...

D'emblée, il est bon de savoir que nous abordons une modalité d'être sans comparaison avec la nervosité médiane. Accepter et comprendre que nous entrons dans l'hypersensibilité d'un visionnaire. Qui plus est: la grâce d'ordonner et de clarifier le flux puissant de ses perceptions lui aurait été accordée.

A-t-il éprouvé une sorte de transe ? En 1790, il a entre 20 et 21 ans. Son enfance lui a appris qu'il pouvait devenir un authentique poète. Une éminente inspiration, plus impérieuse que toutes celles qu'il a jamais perçu dans sa campagne enchanteresse, le presse de rejoindre la France dans la tourmente. Cette intimation assaille en diable l'intimité de sa jeune pensée créatrice. La réussite de sa vie future, d'écrivain, d'intellectuel, dépend de la réponse qu'il donnera à cette sollicitation. Il est bien jeune. Est-ce la jeunesse qui le rend capable d'obéir à l'injonction ?

...Je restai seul
A chercher l'univers visible, sans savoir
Pourquoi. Mes sentiments n'avaient plus de soutien,
Mais leur structure subsistait, comme portée
Par ce qui l'animait ! Tout ce que je voyais
M'étais cher, et donc mon esprit était ouvert
A des messages plus subtiles, de plus exactes
Et étroites communions." *

Dans les potentialités de son cerveau, la possibilité d'honorer cet appel existe. 1790. La France est au plus mal. Il doit se rendre au chevet du royaume agonisant. Pour y faire quoi, exactement ? Il l'ignore. L'esprit lui enjoint de traverser la Manche, d'itinérer sur les routes qui offrent un objet à son désir, d'aller en la capitale ainsi qu'en toute région où les chevaux pourront le conduire. Il a 20 ans. L'inconnu ouvre sa grand porte. C'est décidé, il en franchira le seuil. Il mêlera son souffle à celui des français.

Dans le processus de la grande enquête, qui vise à lever le voile pesant sur ma véritable identité, sur le secret de l'entité qui pense en moi et, les raisons profondes de mon exil en France, claquemuré dans cette maison, les mannes de mon cher compatriote, accepteront-elles de me prêter la sensibilité, les trouvailles, les tournures et le vocabulaire, qui furent les siens ? Entre sa pensée et la mienne, existe une passerelle, légère, aérienne. Elle n'a jamais été décelée, ni même subodorée, encore moins empruntée. Nul ne sait si elle est praticable. Couragement, il n'est que de la traverser, d'un bord à l'autre, sans s'arrêter au milieu; l'abîme au dessus duquel ses longues lianes se balancent pourrait happer le voyageur imprudent.

Quand bien même, son style d'expression serait éloigné du mien, lui qui su être si impeccablement littéraire, je dois apprendre de Wordsworth ce qu'il est venu faire en France. Nous avons en commun ce pays, l'esprit logique et le pointu du regard. Je gage que j'aurai, à peu près, la même chose à faire ici, que ce que déjà il y a fait. Je parie qu'une contribution spéciale, venue d'Angleterre, s'avère régulièrement nécessaire, au salut de la France. Si tel est le cas, j'en serai.

* Les extraits du Prélude de William Wordsworth sont présentés dans la traduction de Louis Cazamian. Aubier, édition Montaigne. Paris, septembre 1949.

vendredi 24 août 2007

Le Lecteur de Sherlock Holmes. Première Partie. Chapitre VII. Holmes enquête.

La réflexion, orientée et précise, qui ressort du simple regard qu'Holmes accorde à la pièce, fascine Watson.

Témoin d'un phénomène resté jusqu'alors secret, l'occasion serait-elle donnée de saisir sur le vif, la fameuse méthode du détective ? Le moindre tressaillement de l'époustouflante machine à penser, qu'il a l'honneur de voir fonctionner, devant lui, est scrupuleusement noté. L'écriture n'est plus vraiment utile. Les échanges se faisant d'esprit à esprit, mais... Watson a cru si longtemps qu'il était écrivain que c'est une manie, il doit tracer les mots, les phrases. Il ne peut s'empêcher de gratter un invisible papier.

Mon cher enfant,
conformément à son habitude, Holmes scrute le moindre détail. Il accorde la plus grande attention à ce qui lui tombe sous les yeux: mobilier, objet, tableaux, livre... L'aspect, la couleur, la fonction, la représentation, la valeur, le titre, le mot, le nom, chaque chose disposée dans la pièce, semble, pour l'enquêteur, receler une énigme. Il aurait compétence à la dévoiler.
Holmes possède une faculté d'observation méthodiquement rationalisée au plus haut degré des capacités optiques. Elle en devient presque surnaturelle. Sa vue balaye rapidement la surface des choses. Je constate qu'elle ne s'immobilise pas en vol géo-stationnaire, au dessus du plan observé, afin de s'imprégner du contour de ce qui s'expose, à la façon dont j'ai moi-même besoin d'appesantir, d'attarder le regard, de longtemps scruter. Dirigée par son esprit, sa vue enquête.

Mon ami procède comme si le visible, depuis une source précise émettait la particule, qui permettrait de "le bien voir". Sur l'aplat de l'évidence, les yeux auraient le pouvoir de détecter l'accroche, la petite anfractuosité, d'où sort cette infinitésimale. Situé quelque part sur la façade de ce qui se montre, l'accès au sens serait une zone concrète. Cela ressemble à un petit orifice, une légère béance, une sorte de débouché arrondi. Puits creusé dans la dernière couche d'une profonde stratigraphie, composée et structurée, d'où il serait possible de tirer la langue qui légende le vu. L'information sensible viendraient d'au dessous, des strates enfouies, là où l'intelligibilité à son Siège. C'est la première étape. En exemple d'application de cette méthode, il convient de citer quelques cas...

Le plus simple est de suivre le cours de sa réflexion. Entrons dans son regard.Voyons avec ses yeux. Écoutons le raisonner.

- Si je regarde la pièce, rapidement, qu'est-ce qui attrape mon regard ? Elle est vaste, de forme carrée, les murs sont hauts. C'est à noter. Sa configuration générale, les matériaux employés pour la construction datent du XIXème siècle. Ça, je le sais. L'étude que j'ai faite des variations stylistiques du bâti français m'en fournit la documentation. Maçonnée par des techniques inventées autour de 1830, le style du salon est antérieur : il évoque le milieu du XVIIIème siècle. Un siècle jeune qui s'habille dans les atours du siècle précédant ? Quoi de plus normal si l'époque n'a pas encore eu le temps de se confectionner la parure qui lui est propre. Étrange, tout de même, pour un pays qui s'est dépouillé de sa défroque royaliste jusqu'à la mise à nue révolutionnaire, que de se vêtir dans des formes, non seulement désuettes, mais désavouées. Il y a un mystère dans ce déni historique. Politique, la Révolution n'aurait-elle pas eu d'ancrage dans l'Esprit ?

A tout cela, manque le détail.

Il est là. Sous l'évidence.

Une large corniche, sobrement moulurée, entièrement blanche de couleur, pose sa courbe légère devant l'encoignure que plafond et murs forment à leur jointement. L'arête est invisible.Voilà le premier indice sur lequel je puis tabler. Un angle droit existe, masqué par un élément de décor. Comme l'arbre qui cache la forêt, il faut faire un effort pour penser ce qui a été oblitéré derrière l'artifice (la politique?) de premier plan. A retenir.

Trois grandes fenêtres s'ouvrent sur l'extérieur. Elles donnent un jour naturellement lumineux à l'ensemble du volume. Un lustre en cristal permet de bien l'éclairer la nuit. Le luminaire est suspendu à un crochet de fer. Invisible, lui-aussi. Par son relief compliqué, une rosace en staff, fleurdelisée façon Louis XV, entoure et masque la tige de métal. Pour des raisons d'accommodation esthétique, là encore, quelque chose est occulté. Récurrence troublante. Second indice. Il confirme la piste.

D'autant que le regard, baissé vers le sol, rencontre une large plinthe.

La plinthe recouvre la jointure entre sol et murs. La planche de bois, clouée sur les parois, dissimule le bord du parquet. Comme la frise de stuc le fait en haut, la plinthe coure en bas tout autour du salon. Parallèles géométriques, ces lignes le sont aussi dans leur fonction: masquer quelque chose. "La plinthe" ? En français, ce mot possède un paronyme. Ses prononciation et sonorité induisent une double entrée lexicale. L'équivoque auditive "plinthe/plainte" est préoccupante. Inquiétante même. Car le cri silencieux emplit toute la pièce d'une horrifique angoisse.

Ces informations architecturales seraient-elles à la ressemblance d'un esprit ? Quel qu'il soit, je devrais en déduire qu'héritier du mouvement des Lumières, (le salon est fort bien éclairé), des zones d'intelligibilité seraient, pour lui, restées dans l'ombre. D'où l'insistance plaintive de ce qui, obstinément, demeure caché sous l'apparat.

A moins que...

Se pourrait-il que le contour politique et polémique d'une génération de penseurs
ait empêché d'apercevoir, sous l'excès de brillance, la simple et rigoureuse pensée d'un seul ? Les Lumières. Ce pluriel majuscule m'a toujours indisposé. Plusieurs Lumières, c'est peut-être beaucoup. Assurément trop, si le faisceau lumineux provient d'un seul foyer.

L'inconnu que je cherche à identifier, aurait-il montré,
trop sévèrement, la logique unidirectionnelle d'un paradigme souverain ?

Ce qui intrigue, c'est la forme léonine des quatre chimères de plâtre jaillissant de la rosace. Après vérification, j'ai remarqué que chacune d'entre elles marque un des points cardinaux. Ce détail implique un renseignement décisif. Certes, les arabesques submergent le crochet auquel le luminaire est suspendu. Elles floutent l'accroche d'où la lumière descend. Mais la rosace est aussi rose des vents.

A présent, j'en suis sûr. La pensée de cet homme est vraie, droite et juste. Elle est la pierre angulaire, le principe d'accroche et la table d'orientation des idées de son temps. Simplement,
des fioritures qui se donnaient pour des éclaircissements philosophico-politiques ont recouvert ses fonctionnalités. Conséquence: ici, s'entend la plainte de son âme.

Qui est-il ?

En bascule sur le XVIIIe et le XIXe siècles, en France ou en liaison avec la France, quelqu'un aurait formulé une pensée d'envergure. L'éclairage du domaine de l'esprit, qu'il y a deux siècles, cet auteur aurait proposé, ne serait toujours pas vu ou, pas compris pour ce qu'il est.

Cette entité souffrirait, aujourd'hui, de n'être pas honorée.

Cette hypothèse est-elle vérifiable ? Soyons méthodique.

Le mieux, pour commencer, est d'esquisser le portrait-robot de celui qui aurait été capable d'exprimer, avec rigueur, noblesse et hauteur de vue, l'enjeu ontologique de son temps. Profiler est une bonne tactique pour appréhender, dans la réalité, l'homme pourvu de cette exceptionnelle vocation. Si plusieurs prétendants sont concevables, il conviendra de discriminer avec un maximum de lucidité, les qualités et les faits, qui qualifient un seul d'entre eux. Celui-là sera le bon.

Préalable évident : le subodoré doit avoir vécu, de son vivant et sous ses yeux, les bouleversements de la France, à la fin du dix-huitième et au début du dix-neuvième siècles.

Une personne dont l'origine, l'éducation et les convictions garantiraient une intégrité morale et une indépendance de jugement suffisants pour que son témoignage soit recevable.

Un individu instruit, qui connaîtrait bien le mouvement universaliste des Lumières, qui aurait noté les prémisses de son exaltation dans les psychés, plus précisément dans celles des artistes et des faiseurs d'opinion et, qui aurait assisté au coup de tabac perpétré par les idées progressistes actionnant le bras armé de la Révolution.

Un être, en aucun cas religieux, bien au contraire, constitutivement métaphysique, qui aurait eu, spontanément, la faculté d'appréhender les modifications de son époque, en les liant aux mutations internes qu'il aurait ressenti en lui.

Un penseur analysant sa propre pensée et se découvrant conditionné, par ce qu'il pourrait appelé un Système, une Structure ou des Éléments, dont il surprendrait les agissements, aussi bien dans la Nature que dans son corps. Ainsi que dans les sécrétions du corps culturel.

Une singularité qui apprendrait, dans les livres autant qu'en lui-même, observant méditant et retraçant le cours de sa vie et, qui serait, en outre, douée d'un remarquable talent d'expression dans l'exercice de la rétrospection.

Enfin, si je n'omet aucune probabilité, quelqu'un qui aurait démontré, par et dans son œuvre, les capacités émotionnelles et intellectuelles nécessaires pour fixer dans l'étoffe du réel, le fil d'or de son destin.

A ma connaissance, une personne répond à l'ensemble de ces exigences:
William Wordsworth.

dimanche 19 août 2007

Le Lecteur de Sherlock Holmes. Première Partie. Chapitre VI. L'enquête de Watson. Suite.

"Il se pourrait que la clarté se voile pour éclairer l'obscurcissement." *

- Mon Dieu, Holmes ! Pourriez-vous m'accorder vos lumières ? J'ai là, sous les yeux, une phrase splendide de Siegfried Kracauer. Je crains de m'égarer dans mon raisonnement. Si vous aviez, ne serait-ce qu'un instant, à me consacrer, nous pourrions, je le crois...

Sherlock Holmes est au milieu de la pièce. Son regard furète autour de lui. L'intensité de l'attention est telle que l'anglais exilé semble communier avec le décor banal qui l'entoure, comme si, à partir des murs et des objets, se déployait, une autre configuration, une autre géométrie, à laquelle il saurait se relier, dont il aurait connaissance.

- Il ne m'entend pas. Je ne peux pas interrompre son travail. Et je ne dois pas arrêter le mien. Je continue. On verra bien.

- Le grand détective serait, à la fois, le sujet et l'objet d'une mesure peu ordinaire. Devenue familière, l'étrange demi-vie de Sherlock Holmes fait sentir à tous ceux qui lisent ses enquêtes, qu'une puissance amie circule toujours parmi eux. Plaçant son action au dessus des opinions de circonstances, cette intelligence œuvre librement dans la fiction et rend justice au nom de la vérité, sans s'embarrasser, des croyances, des préjugés, des ignardises.

De nobles intérêts sont représentés. L'intimité des clients, des blessures les plus graves, est préservée. Ce comportement, qu'Holmes promeut dans la fiction, transmet une énergie jubilatoire aux lecteurs qui lisent ses prouesses. Judicieusement implantée au cœur d'une grande cité, l'allégorie du prince des détectives est dotée d'une vigueur et d'une vraisemblance telles, qu'elle suscite un désir : celui de transposer, dans la vie de tous les jours, l'attitude exemplaire du personnage. Parce que l'estime de soi est ravivée, le goût de comprendre se réinstalle.

Quelle est la procédure spéciale ? Mais bien sûr ! Sous couvert de littérature : métaphysique appliquée. Les armes de la fiction sont utilisées pour désengager la sensibilité humaine de la trop forte emprise qu'a, sur elle, la funeste perception du monde. Infligée en un jour peineux, cette version obscurcie du réel n'a cessée de se réactualiser, allant jusqu'à faire croire à l'humanité qu'elle faisait croître ses générations dans un univers incréé, sans esprit et donc, sans avis sur ce qui vit et meurt en son domaine.

Désorientée par cette assertion, la créature a perdu l'habitude, si ce n'est l'instinct, d'être réceptive aux pensées qui, incessamment, descendent sur elle, et donnent accès à la réalité. Comme le jardin du sensible n'a pas d'autre jardinier que l'homme qui en est le régisseur, si ce dernier oublie de le bien cultiver, par désinvolture, superficialité, ou ignorance des conditions réelles de son épanouissement, qu'en sera-t-il de la nature humaine ?

En cet Éden portatif, dans cette arborescence de l'intérieur, la Sublimité est l'essence la plus précieuse. Mis hors de sa présence, privé de son délectable ombrage, l'être isolé se fatigue, s'ennuie et s'étiole. L'amour perd ses couleurs. Les pensées se ternissent. Les projets se dessèchent. La terre, par trop blessée, devient inhabitable. Le jardinier devient l'épouvantail de sa friche.

L'histoire n'est pas récente. Mais la dernière désertification a gravement atteint le moral des troupes. Triste fable, elle va jusqu'à menacer le miracle que, pour autant, la vie et, plus encore, la vie consciente sur terre, n'a pas cessée d'être. Et dire que cette dévalorisation de l'homme, à ses propre yeux, n'est que la succession, historiquement chapitrée par les millénaires, d'un jour sans clarté.

Se serait pourquoi, à Londres, dans les années 1890, la licence de détective aurait été accordée. Des investigations bien menées, toujours mues par la joie de comprendre et de redisposer dans son éternelle honorabilité la vie humaine, ont contribué à redonner à la vérité, le lustre, la reconnaissance et la renommée, dont elle a besoin, pour communiquer à l'homme, la force de chasser ses idées noires...

- Fichtre ! Comme mon enquête avance! Mais ces pensées sont-elles miennes !? Suis-je ballot. Je sais bien qu'elles proviennent du second auteur, évidemment. M'y habituerai-je un jour ? Dans le fond, peu importe. Il les pense, je les recueille et elles vont droit à l'enfant.

- Holmes ? J'aimerai vous faire part des dernières découvertes... Il ne m'entend pas.

- Que fait-il ? Que murmure-t-il tout bas ?

Watson quitte le fauteuil où il lisait et s'approche de son ami. Il a l'intention de l'espionner.

* Siegfried Kracauer, Le Roman Policier, Petite bibliothèque Payot, Paris, septembre 2001.

jeudi 31 mai 2007

Le Lecteur de Sherlock Holmes. Première Partie. Chapitre V. L'enquête de Watson.

"Le détective ne dépiste point le criminel parce que celui-ci a agi illégalement, et il ne s'identifie pas non plus avec les représentants du principe de légalité. Il ne dénoue l'énigme que pour l'amour du processus de déchiffrement..." *

- Bien vu !

"Sherlock Holmes vient à peine de prendre connaissance du fait initial, qu'il se plonge dans une méditation créatrice d'où surgit l'idée qui produit l'unité dans la diversité, et avant que le brave Watson ne soupçonne encore rien de ce système, le maître agit déjà en pleine conscience de la totalité et enchaîne ses parties sur la base de l'idée qu'il en a." *

- Ce perspicace Siegfried Kracauer. J'aurai bien aimé le voir agir à ma place. Il n'est pas si simple d'être John Watson! "Le brave Watson...!" Comment aurait-il fait, lui, pour rendre compte d'une puissance cérébrale entièrement vouée à l'élucidation de toute énigme, dont l'organisation se déclarait systématisée sur l'ordonnance naturelle des idées et, dont l'existence, à Londres, était en soi, un mystère ?
L'ami Kracauer oublie un peu vite que c'est en lisant les histoires de nos pérégrinations que les idées claires lui viennent !

- Holmes, avez-vous lu "Le Roman Policier", de S. Kracauer ?

Aucune réponse n'est donnée. Watson jette un œil sur son ami. Debout, près de la cheminée, Sherlock est dans ses pensées. Doucement, Watson continue l'exploration du livre qu'il a entre les mains.

"Il se pourrait que la clarté se voile pour éclairer l'obscurcissement." *

- Fichtre! Pour donner corps à ses intuitions, Siegfried Kracauer ne manque pas de style. L'éventualité pique drôlement la curiosité. "Il se pourrait que la clarté se voile pour éclairer l'obscurcissement."La phrase est syncopée sur le rythme d'une marche militaire... Comme si une force étrangère allait prendre d'assaut la citadelle du roman d'intrigue. C'est sûr. Kracauer intuitionne une opération spéciale. "Il se pourrait que la clarté se voile pour éclairer l'obscurcissement". La formule obsède. Je sais, je sens, qu'elle est en rapport avec la mission que nous avons aujourd'hui le devoir de réussir. Mais comment comprendre, concrètement, ce que la métaphore ne fait que suggérer ? Serait-il possible de cerner les enjeux réel de l'hypothèse... si j'en interroge correctement les termes ? "Il se pourrait que la clarté se voile pour éclairer l'obscurcissement."

- Difficile. Je vais tout de même essayer. Strictement appliqué au cas Holmes, voyons ce que ça donne.

Le "voile" dont s'enveloppe "la clarté", serait-ce la fiction ? En l'occurrence, l'honorable fonction de détective, assumée dans un livre, par un personnage qui agit dans l'esprit des lecteurs. A la manière dont l'enquêteur modifie son apparence (souvent Holmes se déguise pour espionner le quotidien de témoins ou de suspects) afin que le service de la vérité reste insoupçonné d'éventuels délinquants, une puissance aurait usée du subterfuge "Holmes" pour côtoyer les lecteurs eux-même. Agir. Ne pas susciter de méfiance ou de rejet. Pour habiter nos esprits, une invisible entité se serait taillée un habit dans le drap fin de la fiction et s'en serait revêtue : Sherlock Holmes. En recevant dans l'imaginaire la noble figure livresque, le lectorat aurait fait le premier pas.

Et le reste du chemin ?

La "clarté", c'est Elle. C'est la lumière. L'esprit d'élucidation embusqué dans l'artifice livresque.

"L'obscurcissement" (que la lumière ne peut éclairer qu'en se voilant, qu'en se cachant) c'est l'incomplétude perceptionnelle dans laquelle la réalité humaine s'est installée. Cette insuffisance a pour conséquence la multiplication des comportements erronés.

"Éclairer", c'est le secours ou le salut recherché, ainsi que la manière d'y parvenir.

J'ai défriché l'allusif. Maintenant, que faire ? Effectivement, l'ombre est dense. Il faudrait débroussailler une petite flaque de clairière, continuer à étendre la surface d'éclaircie... c'est bizarre. En l'analysant, serais-je en train de réaliser la sorte de prophétie qu'avance la phrase ?

Le garçon n'a quitté, ni sa place, ni sa réflexion.
Depuis quelques jours, il dîne et dort dans l'ancien salon.
Il éprouve le désir de laisser sa pensée suivre les contours de son vécu. La solitude, la mémoire et les mots. Voilà ce qui constitue son bonheur.
C'est étrange, si jeune, que d'être à ce point méditatif...

Que faire ?

Patiemment, scrupuleusement,
il se souvient de certains évènements. Il les écrit en hâte puis les relit. Il cherche dans les phrases ce qu'entre chaque mot la liaison cache. La liaison. Il a l'impression que la liaison, la succession, l'intervalle, l'articulation ou le rapport entre les êtres, entre les choses, entres les lettres et les mots, que cet insaisissable lien, ce "entre" est l'agent puissant de l'invisible ordonnance.

Qu'est-ce qui articule la pensée ?
[...]

Vers 18 ans, par l'écoute d'une musique, dans une durée de quelques minutes, un message surérogatoire au génome, ce code à deux bras qui ouvre le bal de la duplication cellulaire, a été communiqué à l'adolescent.

Ce jour là, c'était un jour de printemps, venue de l'intérieur d'une exquise composition musicale, il a capté une information. Elle est descendue le long des fibres nerveuses, a hérissé les poils des bras, lui a donné la chair de poule et lui a tiré des larmes. Il a senti l'inédite directive courir le long de son échine. Par les routes, chemins et voies du sensible, cette information abstraite, fantôme enveloppé dans la cape des sons, a revêtue sa jeune unité biologique.

L'a-t-elle habillée au point de faire du jeune homme, son mannequin, sa chose, sa possession, mais aussi
son palais, son royaume, son adresse ici-bas et, bientôt, son locuteur, son expression ?

Déjà la perception visuelle, météorologique, l'avait avertie. Un souffle est venu de l'océan, plus loin que l'horizon de sa vie organique. Il a pointé l'Angleterre comme étant les parages de son origine. La vision lui a indiqué que quelque chose d'anglais s'installait sur le plateau de son devenir. Il en a vu le relief schématique se profiler au sommet de la falaise. Dans l'économie des masses d'air, un changement de régime lui a été annoncé. Imminent. Voilà que l'étoffe transparente de la musique, dans son effusion romantique, lui confirme que c'est fait : une visiteuse l'a encerclé, comme une seconde peau, s'est installée, sur le pourtour de la première.

Il semble que l'enveloppement ait eu la possibilité de
communiquer avec le système nerveux central du jeune homme, puisque ce dernier, en a reçu une insufflation de joie intense. C'est elle qui a ramené le souvenir de l'évènement vécu au sommet de la falaise. L'information donnée par les yeux, redonnée par l'ouïe, s'est fortement arrimée à la chair, transformant une combinaison génétique déjà viable en une propriété émergente, majorée d'une singulière sensibilité au réel. Le signal ou la voix, a été entendu, retranscris sur toute la surface érectile du corps, stabilisé dans le temps par une augmentation globale de la sensibilité de l'être. Désormais, la lumière primitive, aura silencieuse, qui l'avait jusqu'alors accompagnée, bruisserait dans l'air, se ferait entendre dans les sons, s'exprimerait dans les mots, se ferait comprendre dans les concepts. La langue anglaise a une ou deux choses à dire. Il semble qu'il soit dans le destin du jeune homme d'écouter ces déclarations.

A la suite de cet évènement, sous ce conditionnement, l'enfant est devenu un jeune homme. Bien sûr, il y a eu l'autre perception. Ce discours sans mot de la chair. Cette transcendance de l'intime, le jeune homme est encore trop frêle pour l'accueillir dans le concret. Il y a un mot qui la désigne. Il en refuse le caractère médical. Il fuit le lexique de ce mot. Aucunement la réalité de son diagnostic.

Le garçon soupçonne l'existence de prédécesseurs, émetteurs et récepteurs, réglés sur la même mystérieuse fréquence.

Dans l'ancien salon, l'oreille distingue leurs pensées. Leurs ombres s'aperçoivent sur les murs blancs. Dans les bibliothèques, sa main s'est emparée d'œuvres où, presque toujours, il a détecté l'écho de cette société nominale d'intelligences. Sont venues à lui, les sciences humaines, la philosophie, la poésie, la littérature, la musique. Il s'est enthousiasmé pour les communes appartenance qu'il discernait en elles, a poussé la lecture, l'écoute et l'écriture, bien plus loin que les devoirs d'école ne le lui demandaient et, augmentée de cette production personnelle, il a constaté que la jouissance de l'existence en était considérablement exhaussée.

Et voilà qu'il a 20 ans !

Watson est l'un des éclats, l'un des miroirs, l'une des phosphorescences de sa conscience en instruction. L'une des vigies du sensible.

* Siegfried Kracauer, Le Roman Policier, Petite bibliothèque Payot, Paris, septembre 2001.

samedi 28 avril 2007

Le Lecteur de Sherlock Holmes. Première Partie. Chapitre IV. L'enfant et la lumière.

Où en sommes-nous avec cet enfant ? Est-il encore un enfant ? Peut-être faudrait-il le décrire ? Le dépeindre, comme il se voit, le matin, dans le miroir de sa chambre. Produire sa photographie ?

C'est possible, puisqu'il existe.

Mais soumettre
à l'acuité inquisitrice du regard la couche superficielle d'un être, dont la caractéristique est de vivre intensément les mouvements internes de la sensibilité ?

Impossible de contenter la vue sans trahir ce qui ne se voit pas.

Avertis de la subtilité du sujet, prévenus qu'il sera suffisant de dire, "le personnage est blond, il a les yeux bleus, il est svelte et de taille moyenne, ses mains sont d'une grande beauté", ajoutons quelques généralités.

Les ordres intimés par les générateurs de la chair ont sculpté les volumes du corps. Les orientations éducatives, imposées puis suggérées, par les père et mère, ont réglé le comportement, ajustant la réactivité nerveuse aux petits riens de la vie. Les camarades d'école, les amis choisis, les rencontres de hasard, ont coloré l'existence d'autant d'expériences intimes ou extérieures. La langue et la culture françaises diluées dans l'ambiance sociétale, écoles et médias, ont donné, tournure et ancrage historique, aux réflexes de sa pensée. En bref, des milliers de jours ont fabriqué puis dressé cette créature, usinée de telle sorte qu'elle soit en bon état de marche.

Il a 16 ans. Est-ce encore un enfant ?

[...] La lumière ? [...] l'étincelante clarté de l'enfance...
- Qu'est-ce ainsi nommer ?

- O
u faut-il différemment questionner et dire :
- Qui est-elle ?


Lorsque
les mains, saisissent ou touchent, certaines choses, je ressens à l'extrémité des doigts une légère impulsion. Ce phénomène, indépendant de la volonté, serait-il une sorte de code d'identification ? Admettons. Des données seraient automatiquement captées par les nerfs, stockées quelque part dans l'esprit, sans que je sache en quoi elles consistent.
[...]
De même, l'intuition ou les pressentiments. Soudain, sans qu'il y ait forcément contact, de subsidiaires informations instruisent directement la conscience sur le tempérament des personnes que je vois, entend, côtoie ou frôle.
[...]
Dans l'entendement, cette inconnue mène d'importantes opérations. J'ai compris qu'en son étrange matière, ont été recueillies, les lettres apprises, les mots identifiés, les phrases lues et, quand les bibliothèques ont entrepris de déverser leurs trésors dans ma psyché, dès lors en proie aux fièvres juvéniles, j'ai su que la sapience déposée dans ma tête était filtrée par ses puissances.
[...]
Sous le régime d'une cohérence qui semble celle du cerveau lui-même, cette force joint les idées entre elles. Elle fait son possible pour que le langage soit une belle nomenclature, vaste et cependant précis, intelligible parce qu'ordonné.
[...]
Je crois que ces spécificités de la fonction mémorielle appartiennent aux capacités habituelles et, néanmoins négligées, d'intellection.
[...]
Je sais que ce patrimoine mnémonique, quand le temps en est venu, ouvre ses portes à la conscience. Une perception, sans que je me sois toujours aperçu de sa première manifestation, soudain réémerge et interpelle mon attention. Et je puis contempler, dans la redite, quelque pièce rare de mon trésor sensible, dont j'ignorai la possession.

Par exemple, ce rêve: je me vois
dans la rue, marchant vers une personne dont je perçois la présence, le mouvement, la silhouette. Je pressens que c'est un homme. Lui aussi, vient vers moi. Il m'étreint la main. Dès que ce membre me touche , il y a comme un choc électrique.

Je me réveille.

S'évanouissent la rue, le passant et la rencontre. Rien ne reste de ce théâtre d'ombre. Allongé dans mon lit, j'ai les yeux grands ouverts. Je regarde le spectre d'une idée effrayante qui se déplace en ma direction.

A la surface de la conscience, j'ai une vision: je suis debout, quelque part, tendrement enlacé par quelqu'un. J'éprouve un sentiment de bonheur intense. A toute vitesse, un baiser se dépose sur ma bouche. L'image, fugace, disparaît. Je garde sur les lèvres l'impact viril du baiser.

Je crois comprendre que cet évènement appartient à l'avenir. Je serai enlacé et embrassé par quelqu'un dans une circonstance particulière. Le fait s'annonce, avant son occurrence.

Je n'ai pas le temps d'être surpris. Un souvenir émerge et s'impose. Oui, ce futur a bel et bien son germe dans mon passé récent: il aura suffit que j'effleure le ventre d'un camarade. Il y a quelques mois, j'ai touché l'éraflure rouge qu'un peu au dessus du nombril, un ami s'est fait, en s'étalant de tout son long au milieu du trottoir après avoir trébuché sur l'angle saillant d'un pavé. A sa demande, "pourrais-tu regarder et toucher ma blessure" ? il a dévoilé son ventre à ma vue, et souhaité que j'évalue la gravité et la profondeur de sa balafre écarlate.

Dès l'attouchement, l'électrocution fut immédiate.

J'en avais oublié le choc. Le rêve me l'a fait éprouver de nouveau.
Perpétrée sur le bord de la blessure, par l'index et le majeur de la main droite, la caresse légère, que j'avais oubliée, montre soudain son vrai visage. Celui d'un acte fatidique. Sans me demander mon avis, la circonstance de rien du tout, a planté ses crocs dans ma chair. Cette morsure aura des conséquences. Le songe m'en informe.

Cela impressionne gravement. Est-ce que, réellement, une part aussi intime de ma vie, de la totalité de ce que je suis appelé à être, s'est jouée ce matin là, quand par bienveillance, pour le rassurer (ou pour satisfaire mon amour-propre ?), j'ai inspecté et touché, délicatement, l'épiderme endolori de ce garçon ?

Un garçon = ma blessure ?

- Non Watson ! Votre fraternité ne doit pas vous entraîner trop loin. Je vous connais. Vous êtes tenté d'intervenir. Il ne convient pas d'entrer dans le déroulé de ces pensées.

- Holmes ! Votre protégé souffre, et visiblement ! Ne me dites pas qu'il est en train de valider
votre approche. Je sais lire. Je ne fais plus que cela. Chaque phrase écrite sur son cahier hurle votre incursion en lui. Il vous est donné. Il est vôtre. Faut-il, en plus, que vous le consommiez comme en sacrifice ?

- Pas le moins du monde ! Calmez vous, Watson, je vous en prie. Ce jeune homme apprend à déchiffrer en lui-même le sort que
la vie lui a jeté. Croyez-vous qu'il pourrait advenir à sa position s'il n'avait pas l'absolue maîtrise de ce type de divination ? Certes, il apprend à ses dépends. N'est-ce pas toujours le cas ?

J'identifie le motif de l'excitation qui provoque, en vous, cet accès d'humeur. L'amour physique des femmes est une réalité qui n'est pas accordée à tous les hommes.
Ceux qui ne vont pas jusqu'à la réalisation de ce désir, croyez-vous qu'une fonction ne leur est pas réservée ? Il n'est que d'interroger les œuvres des plus éminents d'entre eux pour découvrir comment ils ont racheté, pour l'édification de tous, la part manquante. Avez-vous oublié l'enseignement du "divin Shakespeare" ?

- Je ne sais que dire, Holmes...

- Alors ne dites rien, John.

Régulièrement, des faits, dont, bizarrement, l'allure me semble familière, attirent l'attention, comme si les choses du dehors étaient de connivence avec mes idées. Les situations ont été suffisamment récurrentes pour que je m'aperçoive de ce troublant activisme. Dernier phénomène en date, ce fameux état climatique: une bande de brouillard marin dérivant doucement vers la côte Picarde, phénomène banal de la demi-saison, en ces lieu et latitude, s'est imposé à ma force d'imagination. J'ai été contraint de discerner, dans l'occurrence météorologique, une scénographie ayant tout l'air d'être composée à dessein.

Un jour d'automne, au bord de la Manche. Un banc de brume, formé au large, poussé par le vent, jusqu'au rivage, est immobilisé au dessus de la grève. Magnétisé par la masse d'eau refluant vers son centre, le nuage fait mine de se retirer avec la mer. Ces nuées, poussées en bloc par un vent unique jusqu'à la semelle du continent, je les vois, devant moi, debout sur la falaise. Je connais bien l'endroit. Sous mes pieds, la paroi abrupte, composée de couches et de strates rocheuses, ressemble à la contre marche d'un prodigieux escalier. L'obstacle calcaire est si grand qu'il arrête le banc de brouillard. Dynamisme stoppé. J'ai l'impression que la brume, qui me fait face, sera indéfiniment immobile. Est-ce aussi la barrière rocheuse qui agit sur le vent ? La brise marine se retourne. Elle fait route vers sa zone d'origine. Son mouvement rétroactif indique la direction d'où elle vient : la Manche et son autre rive, l'Angleterre.

D'un simple pli, une idée nouvelle ?

Voilà qu'
un vent plus fort oblige la brume à s'élever au dessus de l'accident géologique. Je vois la nuée se soulever avant que d'être propulsée, très vite, autour de ma silhouette. Les contours de mon corps sont découpés par cette force, caressés et même fouettés de cette matière. J'ai dû faire effort pour rester debout.
[...]

L'évocation cesse. Le souvenir marque le pas. L'esprit déductif se réveille. Tout à coup, le jeune homme comprend. Cette brume, à présent, il le sait, figure la substance mentale d'une énigmatique entité. Il en est sûr. C'est le moment de l'évidence : la bruine, le vent qui se retourne, celui qui déferle autour de lui, portraiturent et laissent voir, dehors, ce qui, en même temps et invisiblement, est en train de s'incorporer dans son esprit.

Doit-il douter ou s'inquiéter de cette perception ? Il n'en a pas le temps. Dans l'émotion que la représentation lui insuffle le garçon distingue deux choses. D'abord, dans la phase où la brume est stoppée, un magistral adieu à l'enfance. La sienne ? Certes, il a 16 ans.

Il croit aussi que
la pose statique de la brume figure un état de conscience, précédemment acquis, en Angleterre ou sur la Manche, qui, arrêté au pied du roc français, annonce qu'en climat anglais, sa tâche est finie.

Un vent providentiel rehausse le brouillard sur le dessus du bloc. En cette seconde phase, le jeune homme pense que l'entité qui se cache derrière toute la combinaison, signale la reprise de ses activités. Sous conditionnement français. En sa personne ?

N'a-t-on pas déjà répondu à l'ensemble de ces questions ?
Inéluctablement, le jeune homme, notre héros, incarnera les réponses.